[Remise à jour du texte de 2018 publié à l’occasion de la sortie DVD]

La mélancolie du hors-champ

S’il existe bien un film d’Argento particulièrement sous estimé, c’est bien The Card Player. Cette magnifique nouvelle édition que nous propose Extralucid Films est l’occasion, enfin de le redécouvrir à sa juste valeur. Prétextant une n-ième histoire de serial killer, Argento dresse un amer constat de notre rapport à l’image dans une société dominée par la médiatisation de la violence. Sobre et désabusé, The Card Player démontre que Dario Argento reste le grand cinéaste du regard.

L’âge d’or du giallo était derrière nous. L’heure de l’excès baroque, des couleurs rougeoyantes et des crimes chorégraphiés était révolue. Argento avait vieilli et ses héros aussi : marqués par la vie, ironiques, blasés. Plus proche d’eux, il leur donnait plus d’épaisseur et de chair. En tentant de retrouver ses folies passées, ses montages survoltés, sa photo qui nous faisait glisser d’une dimension à l’autre, les fans de ses classiques n’ont pas cessé de s’acharner sur les derniers Argento.  Ils auraient plutôt dû se féliciter qu’un auteur cherche à se renouveler plutôt que de répéter éternellement la recette éprouvée. Avec Card Player, Argento cherchait à exprimer son rapport au réel non plus en le fuyant dans l’imaginaire mais en l’affrontant, en l’abordant de front, parfois dans toute sa laideur. Il allait d’ailleurs confirmer cette direction avec le si honni troisième volet de la trilogie des 3 mères, Mother of tears (2007), démontrant que les sorcières mythologiques ne pouvaient désormais plus exister, ayant laissé place au mal de notre époque. Lui même ayant perdu goût à son propre univers il ne chercherait plus à le représenter, trahissant peut être une lassitude du monde, d’autant plus passionnante qu’elle nourrit plus que jamais son cinéma d’une autre substance, moins évidente, moins esthétique mais tout aussi autobiographique et puisant dans son amertume un renouveau de la forme. Dans Card Player, Stefania Rocca incarne avec subtilité cette évolution de l’héroïne argentesque, mature, mais conservant dans les yeux la candeur de la Jennifer de Phenomena. Elle constitue avec Liam Cunnigham un duo magnifique envahi graduellement par la tristesse. L’intérêt de Card Player ne réside pas dans son intrigue qui intéresse peu Argento, expédiant parfois maladroitement ses transitions et ses personnages secondaires que dans l’atmosphère intime qui affleure.

Capture écran Blu-Ray © Extralucid films

Argento poursuit sa réflexion sur la représentation de la violence mais pour la première fois sans la montrer. Plutôt que réfléchir à la graphique de la mise à mort, il expérimente en la cachant. Sobre et épuré, son style témoigne d’une certaine mélancolie de la vie… et du cinéma. Tourné vers la réalité contemporaine il n’en occulte par pour autant les trouées fantasmatiques : deux scènes d’angoisse magistrales à la faveur de la nuit viennent brusquement nous faire glisser vers le fantastique. D’une froideur splendide, la photo de Benoît Débie (Irréversible), trouve son apogée dans des moments de clair obscur superbement éclairés. Les parties de poker électroniques offrent une richesse visuelle limitée, mais cette aseptisation de l’image, polluée, pixellisée est au centre du film. Finie la mise en scène du crime avec Verdi en arrière fond. Les temps ont changé : un jingle bontempi, version cheap et XXIe siècle des comptines de Profondo Rosso, vient servir de contrepoint à la douleur. Symptomatique de la laideur du monde, cette esthétique publicitaire avec l’hilarité de ses jokers qui ponctue la mort parvient même à la désacraliser. La violence n’est plus explicite mais la souffrance argentesque est là. Le spectateur est lui aussi pris en otage d’une agonie présentée comme un télé-achat, mais – comme l’héroïne d’Opéra –  il est contraint d’être témoin joueur et voyeur. L’idée de l’écran gigogne (webcam/ordinateur/cinéma) révèle le vertige de la lecture de la réalité. A travers le décryptage de l’image et de l’erreur de perception, Argento interroge son propre rapport à la mise en scène ; même l’image vidéo brute peut travestir la vérité. Lorsque Argento opte pour un montage alterné serré et qu’il ajoute enfin à la vue du moniteur, celle directe de l’antre du tueur, il touche d’autant plus à notre propre rapport à la fiction et au réel que dans ces plans c’est encore l’ellipse qui prédomine. Alors, peut commencer le grand mystère du hors champ … Card Player constituait la meilleure réflexion d’Argento sur le regard depuis Opéra.

Suppléments

Entretien inédit avec Dario Argento (4 minutes)
Analyse du film par Jean-Baptiste Thoret (12 minutes)
Rencontre avec Claudio Simonetti, auteur-compositeur (12 minutes)
Entretien avec Benoît Debie, chef opérateur (16 minutes)
Making-of (5 minutes)
Bandes annonces
Inclus un livret 48 pages

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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