Film d’ouverture de la 31e édition de l’Etrange Festival, The Forbidden City (La città proibita), de Gabriele Mainetti (auteur des longs métrages On l’appelle Jeeg Robot et Freaks Out), est resté en mémoire jusqu’à la clôture, se voyant attribuer le Grand Prix nouveau genre Canal + ainsi que le gratifiant Grand Prix du public.
Dans la Chine de l’enfant unique, la petite Mei vit son enfance dans l’ombre : sa sœur aînée, Yun, est la seule à exister, fille unique de leurs parents. Dans la plus grande prudence, Mei a tout de même le privilège de recevoir la même éducation aux arts martiaux que sa sœur, leur père les initiant au kung fu dans le jardin ; même si les séances sont parfois brusquement écourtées par crainte qu’un passant ne la découvre. Vingt ans plus tard, à Rome, Yun est portée disparue, et Mei part à sa recherche. Pendant ce temps, Marcello, un jeune cuisinier italien, s’inquiète aussi de la disparition de son père, propriétaire endetté d’un restaurant.
The Forbidden City (La città proibita) formule le lieu interdit de tous les possibles : chez Gabriele Mainetti, la mafia romaine lutte contre les réseaux de prostitution chinois, le kung fu se heurte aux armes à feu, la cuisine d’un restaurant peut devenir un champ de bataille, un père de famille peut se faire assassiner par son meilleur ami, et une romance entre un cuisinier italien sans ambition et une jeune femme chinoise prête à tout pour venger sa sœur tuée peut exister. The Forbidden City se déploie telle une fresque foisonnante et trépidante, au rythme polyphonique dont chaque tonalité s’articule comme une partition unique, dont seul Gabriele Mainetti détient la clé —au sens musical du terme. Dans l’orchestre de la cité interdite, chaque instrument joue un genre différent : la comédie grince de ses cordes tout au long de l’épopée familiale ; le drame surgit par des accords graves ; le kung fu offre un refrain par déflagrations, le film noir bat la mesure ; la romance susurre de ses notes lancinantes ; et la rumeur citadine nous emporte au creux de ses vagues et au sommet de ses éclats, sans jamais que le souffle ne s’éteigne. Le cinéaste possède l’ambition d’un chef d’orchestre qui rêve à harmoniser les accents mineurs et majeurs, à faire jouer les cordes de la comédie noire avec celles du drame, et à faire chanter les tenor romains avec les soprano chinoises : ce rêve prend vie au sein de cette cité interdite, où chaque genre et chaque registre fusionne allègrement.

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La rencontre entre l’hommage au cinéma hongkongais et au film populaire italien convoque une puissante symbiose d’images et d’intonations, qui se transforme peu à peu en rencontre amoureuse, Mei (Yaxi Liu) en tant que figure de proue du cinéma de Hong Kong —d’ailleurs, Gabriele Mainetti exprime avoir choisi pour son personnage une véritable pratiquante d’arts martiaux— et Marcello (Enrico Borello), archétype du cinéma populaire italien. Si The Forbidden City éblouit par son ampleur, l’expérience demeure à la fois sensible et honnête, par son versant humaniste : on y découvre des mafieux romains imbus d’eux-mêmes, promettant l’Eldorado à des immigrés qu’ils exploitent sans scrupule, jusqu’à leur reprocher leur ingratitude déplorable face à toute la bonté dont les Italiens font preuve en leur offrant le luxe d’exister à Rome.

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Gabriele Mainetti manie le spectaculaire grâce à une mise en scène virtuose, où chaque plan répond à une esthétique de la fureur, que chaque mouvement de caméra vient libérer en brisant l’espace-temps : lors des entrées en scène fracassantes de Mei, son visage figé, empli de colère brûlante et son corps immobile suspendent l’action, comme un instant de braise, qui se propage en feu indomptable et foudroyant, réduisant chaque ennemi en cendres avec une dextérité visuelle et une violence sonore incisives. Dans le restaurant de Marcello, précédant l’arrivée de Mei, les tablées composent une mosaïque de petites vignettes de l’arrière-plan, où des visages conversent et rient aux éclats, se confondant dans le tintement des verres ; les plats de spaghetti s’amenuisent dans le tourbillon des fourchettes, faisant parfois gicler des gouttes de sauce tomate sur les nappes blanches ; des regards suivent avec hâte la trajectoire de leur assiette qu’une main déposera majestueusement sur la table, l’inondant de chaleur et de saveurs. Dans le paysage du restaurant, chaque microcosme attablé s’anime dans le calme du confort savoureux. L’entrée en scène de Mei brise l’atmosphère chaleureuse et insouciante : soudain, les voix s’éteignent, les regards se figent, les plats refroidissent et les membres se raidissent. C’est le prélude à la violence sans retenue, aux coups cinglants et aux cris de rage : Mei, dans sa quête de vengeance, fracasse les corps, démantèle les visages, tord les articulations et transpercent les peaux, cuit —littéralement— les joues sur les poêles fumants de la cuisine, fait flamber les récalcitrants à l’huile d’olive ; Mei détruit le décor, ses artefacts, ses personnages et leurs dialogues. Elle figure en quelque sorte le pont entre les mondes mêlés de The Forbidden City : car les liaisons peuvent autant avoir la discrétion d’un décor implanté —ici, le quartier chinois de Rome, qu’une déferlante tempête enragée détruisant ses murs et ses portes.
D’ailleurs, les ruines, dans le film de Gabriele Mainetti, ne gisent pas seulement dans les cadavres ensanglantés ou les espaces calcinées du fruit de la vengeance, mais elles subsistent aussi les vestiges romains : vestiges dont toute la poésie frémit lors de cette virée en scooter dans la Rome nocturne, amoureusement improbable ; Mei criant son euphorie émue face à la beauté du passé, agrippée à un Marcello hilare, qui scande en hurlant les noms des monuments défilant sous leurs yeux. La cité interdite abrite en réalité une forêt de théâtres : le bordel chinois, lieu du crime originel, du sacrifice familial, où Yun fut séquestrée et réduite à l’esclavage pour offrir une existence à sœur ; le restaurant du père de Marcello, dont la cuisine offre un champ d’honneur opportun ; la chambre de sa mère Lorena, espace de colère et de tristesse d’une supposée trahison amoureuse, engloutie par les mille et une cravates du mari disparu qu’elle darde furieusement ; l’appartement du père de Marcello, où il entretenait une relation amoureuse avec la sœur de Mei ; devenu à la fois refuge et tombeau. L’œuvre de Gabriele Mainetti entremêle l’élan vital de la vengeance et le deuil, inéluctablement liés, et rend hommage au passé en tant que naissance du rêve, souvenir de finitude, espoir de liberté et promesse d’avenir, dans toute la contingence de l’interdit.
Avec The Forbidden City, Gabriele Mainetti compose une œuvre chimérique, incandescente, où la violence et l’amour s’embrassent dans les ruines de Rome, habitée de fantômes.
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