Le chat et la pipe.
Une conversation avec Johan Grimonprez.
–Ma première question porte bien sûr sur la genèse de Soundtrack to a Coup d’État. Il y a tellement de fils entremêlés dans votre documentaire: qu’est-ce qui est à l’origine du film? Votre désir de parler de l’assassinat de Patrice Lumumba? De l’utilisation des jazzmen noirs pendant la guerre froide? Des luttes des femmes, des noirs?
-Vous savez, je suis belge; je vis en Belgique. C’est mon histoire. Vous vous promenez à Bruxelles dans des avenues bâties par Leopold II. Le Palais de Justice, le Palais Royal, tout cela remonte à Leopold II. C’est le prix du sang. C’est l’argent du caoutchouc congolais. Et c’est une partie de l’histoire belge, qu’on le veuille ou non. Et puis, pour un travail précédent, j’ai travaillé sur Khrouchtchev. Il y a ce moment où il tape sur son pupitre avec sa chaussure, qui est resté dans ma mémoire comme une image de l’apogée de la guerre froide à l’ONU. Mais ce que je ne savais pas alors, c’est le lien de cette scène avec la crise qui opposait le Congo à mon petit pays. Ensuite j’ai appris – on apprend toujours en faisant des films- que Hammarskjöld, le Secrétaire des Nations Unies à ce moment-là, était complice dans le renversement de Patrice Lumumba, le premier leader démocratique du Congo indépendant. Et bien sûr il y a eu ce livre publié en 1999, L’assassinat de Lumumba, de Ludo De Witte, un journaliste d’investigation belge, qui est devenu conseiller sur le film. Il a exhumé des documents des Services Secrets belges et trouvé des preuves de la complicité du gouvernement, associé à la CIA et au Président Eisenhower. Suite à ces révélations, il y a eu une commission parlementaire qui a abouti à une conclusion bâtarde: on a conclu que la Belgique était au courant, mais il n’y a pas eu d’aveu de complicité. En même temps, il a été statué que la monarchie savait et était impliquée et ça, c’était une énorme surprise.
-Justement, dans le film, quelqu’un dit que s’attaquer à l’Histoire, c’est comme être assis sur un chat: on risque des surprises et des cicatrices. Quelles ont été les vôtres?
-Je pense à Voltaire qui disait que l’Histoire est une suite de mensonges sur lesquels on s’accorde. C’est tellement vrai quand on aborde l’histoire du Congo et de la Belgique! Une de mes plus grandes surprises concerne William Burden, l’héritier de l’empire Vanderbilt. Il était président du MoMA, mais aussi conseiller au Pentagone, conseiller à Lockheed, actionnaire de l’UMHK -donc il avait des intérêts dans l’industrie minière du Katanga. Il a été nommé ambassadeur à Bruxelles. Il est devenu un familier de la famille royale, du roi Baudoin. Il connaissait Paul-Henri Spaak. C’était un agent secret de la monarchie. En fait, le conseil d’administration du MoMA était un repaire de la CIA.
Mais le vrai coup de tonnerre, c’est quand, avec le Département d’Études Diplomatiques de l’université de Columbia, nous avons trouvé des documents audio, qui étaient réservés à un usage interne bien sûr, où l’on entend : « les Belges considèrent que l’idée de faire assassiner Lumumba et ce n’est pas une mauvaise idée ». On a retrouvé des câbles, à Washington, où Alan Dulles plaide pour la destitution de Lumumba puis pour son assassinat. Nous citons beaucoup de câbles et avons bien pris soin d’inscrire les numéros de pages à l’écran parce que nous savions que ce serait explosif en Belgique. C’est là que le chat m’a mordu le cul, si vous me permettez l’expression! Et oui, l’Histoire laisse des cicatrices. En fait, quand nous avons découvert cet enregistrement, nous en étions déjà à la moitié du montage. Nous avons tout restructuré pour en faire un pivot entre la liesse de l’Indépendance et le moment où l’Occident se lance dans une entreprise d’emprise néo-coloniale pour sauvegarder ses richesses sur le continent africain.
-Oui, cette histoire de MoMA m’a sidérée! Je me suis demandée si j’y retournerais!
-Figurez-vous que la première du film, à New York, a eu lieu au MoMA! Évidemment, les administrateurs actuels n’ont rien à voir avec tout ça. Au moment de la révélation, toute la salle a éclaté de rire ! Et on a eu une grande discussion après la projection. Et bien sûr il a été dit que ces choses-là ne se font plus, 60 ans après. Et je pensais: c’est clair, il n’y a pas de génocide à Gaza, ces choses-là n’existent plus…
–L’autre trame, c’est celle du jazz. Comment avez-vous cousu ces deux fils, politique et musical?
-Oui, c’est très important et c’est pour cette raison, bien sûr, que le film s’intitule Soundtrack to a Coup d’État. Alors qu’elle préparait l’assassinat de Lumumba – il avait déjà été renversé et mis en exil dans sa propre maison-, l’Amérique a envoyé Armstrong au Congo, dans une vaste opération de couverture. Il s’agissait aussi pour la CIA de récupérer 1500 tonnes d’uranium – la moitié de ce qui avait été utilisé dans le projet Manhattan- au Katanga. Les musiciens sentaient bien que quelque chose se tramait mais le Département d’Etat les avait enjoints de ne surtout pas se mêler de politique. Ils ont été utilisés mais n’étaient pas des agents passifs. Souvenez-vous qu’Armstrong avait refusé de jouer devant un public ségrégué en Afrique du Sud. Idem pour Gillespie en Syrie, qui ne se contente pas de servir la soupe: il va jouer pour les paysans, les ouvriers, il rencontre des artistes locaux. Ils savent très bien qu’ils sont envoyés pour «défendre la démocratie» mais que chez eux, ils sont des citoyens de second ordre: 32 millions de noirs n’ont pas le droit de vote! C’est un chiasme assez ironique que nous montrons dans le film. La musique y est aussi arme de rébellion, en particulier avec Abbey Lincoln et Max Roach et leur album We Insist! Le concert a été entièrement retransmis à la télévision belge. Nous utilisons ces images dans le film, qui s’ouvre sur la batterie de Roach mais se clôt sur le cri d’Abbey Lincoln, un cri de colère qui résonne longtemps. C’est Abbey Lincoln, avec une coalition de femmes écrivains, qui a lancé depuis Harlem cette idée d’aller protester à l’ONU après l’assassinat de Lumumba. Leur intrusion au Conseil de Sécurité était aussi la première scène que nous avions quand nous avons fait le montage. Tous ces fils dont nous avons parlé convergent vers l’ONU, dont le film est aussi l’histoire, au moment décisif où 16 pays africains venaient d’y être admis.
La musique dans le film, c’est aussi la Rumba. La première rumba du film, dit « un jour, le monde va changer ». C’est un chant très politique qui fait allusion à l’Indépendance. Les Belges l’ont immédiatement censuré et ont mis son auteur en prison. De même, lorsque Lumumba est libéré et s’envole pour Bruxelles, Joseph Kabasele et l’African Jazz composent, sur le vif, Independance Cha-Cha, qui est devenu un hymne dans toute l’Afrique. Musique et politique sont vraiment entremêlées. Dès le début, il était clair pour nous que la musique devait être le protagoniste du film.
– C’est bien sûr le montage qui lie toutes ces trames. Quels principes vous ont guidé dans ce travail énorme? Celui du rythme ? De l’art du contrepoint, de lignes narratives telles que celles du thriller ou de la tragédie?
-Dans le montage, nous avons traité les hommes politiques comme des lead singers de compositions de jazz. La scène du vote, en 56, pour le déploiement des casques bleus, par exemple: nous l’avons traitée comme une composition avec le Tin Tin Deo de Dizzie Gillespie. L’abstention belge coïncide avec un changement de tonalité, et le morceau prend fin avec la confusion du Français, qui, troublé par le oui massif de tous les pays, en oublie un temps pour quoi il devait voter!
Sinon, c’est tout ce que vous avez mentionné. Raconter une histoire de façon linéaire, il n’y a rien de plus ennuyeux. Il faut procéder par juxtapositions, confrontations. La musique contre le son, le texte contre l’image. Ce qui ouvre un troisième espace qu’on pourrait appeler cinéma. Et il ne faut pas oublier l’humour, un outil puissant parce qu’il contient la contradiction et peut dire la vérité. Toutes les contradictions sont cruciales quand on approche une histoire. Et nous les artistes devons toujours essayer de creuser, de voir ce qui se passe dans les interstices. Par exemple, je suis tombé sur l’histoire d’Andrée Blouin, mais je ne trouvais rien sur elle mis à part des termes comme « prostituée », « sorcière », « femme qui a couché avec tous les leaders indépendantistes africains ». Je me suis dit: oh, voilà une femme intéressante! J’ai pris contact avec sa fille, Eve, car je pensais utiliser les mémoires de sa mère, mais elle m’a aussi envoyé des films et à ma grande surprise -encore un coup du chat- je l’ai découverte à Kinshasa, conseillère et rédactrice des discours de Lumumba. Lorsqu’Andrée a été chassée du pays par Mobutu, Eve est restée comme rançon et on a ça dans le film! Cette femme, rebelle panafricaine, combattante pour la liberté, a été rayée de l’Histoire parce qu’elle était une femme! Au Congo, les femmes n’avaient pas le droit de vote, ne pouvaient pas faire partie du gouvernement. Je pense que Lumumba l’aurait nommée dans son gouvernement, j’en suis sûr. Elle a lancé un mouvement d’émancipation des femmes, qui était riche de 45 000 membres. La première fois qu’ils se sont rencontrés, Lumumba lui a montré des documents des Services Secrets qui disaient qu’elle aussi, devait être assassinée ! La priorité c’était lui, mais elle était clairement sur la liste noire. Nous avons demandé leurs documents aux Services Secrets. D’abord on nous a dit qu’il y en avait beaucoup mais qu’ils étaient classifiés. Puis ils ont été dé-classifiés et … ils ont mystérieusement disparu! Aujourd’hui encore il y a beaucoup de secrets autour de cette histoire, même si on a retrouvé des documents où Dulles parle de liquider Andrée Blouin.
–C’est un autre aspect frappant du film: la place que vous y réservez aux voix féminines -celles des musiciennes comme celles des activistes-. Le terme d’intersectionnalité semble prendre tout son sens ici.
-Oui. Par exemple, Léonie Abo: on ne l’a pas libellée «femme de Pierre Mulele», mais «rebelle». Ou Melba Liston: ç’aurait été facile de se centrer sur Dizzy Gillespie, dont elle était l’arrangeuse, mais on lui donné sa place comme musicienne à part entière. Ou Abbey Lincoln. Et bien sûr Andrée Blouin: l’histoire de Patrice Lumumba a déjà été racontée maintes fois. Partir de sa conseillère et rédactrice était intéressant. Pendant nos recherches, nous avons trouvé des discours de Lumumba qui n’avaient jamais été diffusés, qui étaient prétendument perdus. Il y parlait avec ardeur du vote des femmes. En creusant, on se rend compte que les femmes ont été essentielles. C’était la moitié de la force de rébellion! Nous racontons une histoire qui n’a jamais été racontée. Face au silence, au déni, il nous fallait ouvrir cette porte.
–Il y a en effet de nombreuses révélations dans ce film. On a l’impression qu’une vérité se dévoile enfin. Dans le même temps, vous n’avez de cesse de donner la parole à des gens qui manifestent la plus grande méfiance à l’égard des paroles et des images, sous le parrainage de Magritte avec son « ceci n’est pas une pipe ». Alors, on peut se demander si un travail de vérité est possible…
-Je cite souvent Picasso, qui dit que l’art est un mensonge qui dit la vérité. Et j’ai vraiment fait très attention dans ce film à ne pas livrer une version mystifiée de l’histoire. J’ai vraiment été très prudent: en tant qu’homme blanc, belge, j’étais très conscient du problème de l’appropriation culturelle. Je ne pouvais qu’ouvrir un dialogue. C’est pourquoi je m’appuie sur des témoignages audios de gens comme Jean Bofane, Eve et Andrée Blouin, et même Khrouchtchev.
–On en vient ici à un point un peu délicat à mon avis: votre représentation de Khrouchtchev, que le montage rend tellement sympathique.
–Le public d’aujourd’hui n’est pas stupide. Il sait très bien lire les médias et tirer ses propres conclusions. Alors oui, on fait des choix, on ne montre pas tout. Avec Khrouchtchev, j’ai été prudent: à l’ouverture du film, on l’entend dire que si on fait un faux pas, l’Histoire ne le pardonnera pas. Et on voit alors une image de Budapest en flammes. Un peu plus tard, on le voit arriver à l’ONU et se heurter à une manifestation de Hongrois l’accusant d’être un meurtrier. Si vous lisez ses mémoires, vous voyez qu’il avait des remords. Je n’en fais pas un saint. Lui aussi bien sûr, ourdissait des complots, manigançait pour avoir le Sud dans son camp. Mais n’oublions pas qu’en face de l’ONU, il y avait une prétendue entreprise de Relations Publiques dont le travail était de tordre le bras des pays lors des votes à l’Assemblée Générale! Et que c’est Khrouchtchev qui a initié le vote sur la fin de la colonisation. Bien sûr, d’un autre côté lui aussi faisait oeuvre de colonisation. Je sais bien. Mais on l’a montré sous un jour très trompeur. Il a été le premier président soviétique à venir aux Etait-Unis; il a dit son horreur de la guerre à Eisenhower; il a plaidé pour que la Chine n’obtienne pas la bombe nucléaire. Je voulais rectifier les erreurs. L’Histoire ne lui a pas rendu justice. Évidemment, c’est très mal accepté, en particulier par l’extrême-droite belge, qui m’a beaucoup critiqué. En même temps, avouez que c’est un sacré personnage, très théâtral. Un vrai personnage de cinéma!
– Pour finir, beaucoup de choses dans votre documentaire résonnent étrangement avec les événements contemporains. Je pense par exemple à cette interview où on demande à Malcolm X s’il est un extrémiste et où il répond que c’est une rhétorique classique que de traiter d’extrémistes ceux qui défendent leurs droits. Cela fait écho à tout ce qu’on peut entendre aux Etats-Unis en ce moment, suite à l’assassinat de Charlie Kirk pour ne citer que l’occurrence la plus récente.
-Oui. Et vous pouvez ajouter Gaza! Comment ne pas réagir? Et le Soudan, le Yemen. Une phrase affirme que « la guerre, c’est du terrorisme avec un plus gros budget » ! La sémantique est essentielle. Comme lorsque l’on invente le terme de « dommages collatéraux ».
Mais les événements narrés dans le film sont toujours d’actualité aussi. Nous montrons des publicités pour l’iphone ou Tesla: le pillage du continent africain continue. Et savez-vous qu’au Congo aujourd’hui, dix femmes sont violées toutes les dix minutes? Bref: il ne faut jamais arrêter de creuser, révéler, confronter. Et c’est notre travail, à nous les artistes.
Cet entretien eu lieu, le 17 septembre 2025. Merci infiniment à Johan Grimomprez pour le temps qu’il nous a accordé généreusement, et à Sophie Bataille qui a permis cet échange.
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