Ca y est, c’est le second jour. Enfin on le croit, tant les basses de Francis continuent à frapper aux tempes, six heures après la fin de son set désormais aussi répétitif que légendaire où se mélange équipe du festival, journalistes et public arrageois dans une sorte de kermesse improbable et joyeuse. Rendez-vous mythique, à tel point qu’il n’est pas rare, le vendredi de croiser des gens échanger un entendu « eh, ce soir c’est Francis ».
Mais il est maintenant 10h, et c’est samedi. Le réel s’effeuille sous les brumes de l’hiver qui s’installe et de ce mal de crâne : cette double chenille a-t-elle vraiment eu lieu ? Peut-on vraiment lancer un pogo sur un tube des années 90 ?
Arras est bien là, jusque dans nos veines et nos souvenirs. Voyons si la plongée dans un esprit fermé et praguois va nous aider à retourner au réel.
- « Franz K. » d’Agnieszka Holland

À chaque cuvée son Kafka, à chaque année son nouveau film sur Franz, l’homme et le mythe. Ainsi en semble-t-il, tant l’œuvre de l’écrivain, au-delà de nous avoir légué un drôle d’adjectif utilisé à tort et à travers, parait générer son improbable cortège de biopic, hommages et variations.
Vérification faite, les données font mentir cette assertion, mais ce sentiment dit bien l’héritage complexe et multiple que le timide assureur a laissé derrière lui, allant jusqu’à gangréner le langage et sa ville de Prague dans une sorte de Disneyland un peu vulgaire qui dit tout et rien de cet être qui reste définitivement un mystère.
C’est pourtant à cette montagne que s’attaque la grande Agnieszka Holland, habituée du festival d’Arras et présente encore il y a deux ans hors compétition avec Green Border.
On attendait avec impatience de voir ce que pourrait offrir le regard de cette réalisatrice obsédée tout à la fois par l’Histoire (Europa, Europa, Le complot, etc) et un rapport aux arts (l’élève de Beethoven) et surtout à la littérature, qu’il s’agisse d’adaptation comme avec Washington square ou Tableau de chasse plus récemment (adapté du prix Nobel Olga Tokarczuk) ou carrément de biographies avec le trop méconnu Rimbaud Verlaine.
Loin d’un mimétisme des formes de l’œuvre, écueil évident qui voudrait que chacun des films sur Kafka singe les effets de sa littérature (coucou Soderbergh), Holland fait immédiatement le choix d’une mélodie en mineur (le titre original, simplement « Franz » est bien meilleur à ce propos), qui, sous un vernis classique et un déroulé respectant chacun des jalons de la vie de Kafka (le rapport au père et la dévotion à la mère, la trahison miraculeuse de Brod qui sauva les œuvres, le mariage avorté avec Felice, l’intense relation sensuelle et amoureuse avec Milena, etc.), s’amuse progressivement à pirater son intrigue par de multiples couches et chausse-trappes.

Kafka était cet homme obsédé par l’impossibilité du langage à dire correctement les choses. Holland lui répond, au fond, en épousant les contours de son mystère et en éclatant les modes de sa narration comme à la recherche de la meilleure focale : regard caméras, personnages s’arrêtant brusquement pour une interview, fiction dans la fiction avec une sorte de court-métrage tarantinesque qui reprend « La colonie pénitentiaire », voire choc des temporalités en projetant son héros un instant dans le présent ou en intégrant au déroulement diégétique du film des contrepoints du présent où l’on découvre un Kafka-land en Prague.

Ce dernier point, simultanément le plus bizarre et le plus intrigant du film, donne toute sa force stimulante au récit. Jouant toujours sur le fil du documentaire, il passe du plus vulgaire (un Kafka burger où le guide touche un bakchich, vérification faite le lieu n’existe pas) au plus pédagogique (une visite du musée où s’instruisent à la fois touristes et spectateurs, en multiples langues et sans éviter toutefois un effet de malaise) ou poétique et moqueur (la voix off d’un musée Kafka qui propose de « converser avec le vrai Kafka »).
De chacune de ses étapes, de chacun de ces éclats du présent, Holland fait une sorte de tunnel, comme autant de portes ouvertes hypothétiques vers Kafka ou du moins sa propre fiction, comme en témoigne cette belle séquence où des touristes asiatiques découvrent avec leur guide « le fameux carré d’herbe où Kafka venait s’allonger » au bord de l’eau et où chaque visiteur va mimer en riant la position, avant que d’un geste la caméra amène le retour de la fiction. Holland semble même pousser l’ambivalence à son propre geste, quand elle s’amuse, à répétition, à reproduire les quelques photographies studio du jeune Kafka qui inondent les biographies, comme une image d’une image, ou en rappelant avec malice le ratio incroyable entre le nombre de pages de l’oeuvre de Kafka et celle des exégèses qui en ont résulté.
Tout ne réussit pas, bien sûr, tant se multiplie les désorganisations et que les dérèglements semblent obéir à une logique bien plus souvent poétique que logique, mais il résulte de ces essais un film tout à la fois branlant et parfois gauche, mais plastique, ductile, aussi extrêmement libre et aventureux que la lutte de création de Franz est bloquée et douloureusement impossible.
En signant elle-même la vitalité de son propre échec à dire et montrer, il se dégage alors, par son personnage (Idan Weiss est époustouflant, pas tant de mimétisme que de cette espèce de présence vide à la vie), sa fraîcheur (Holland a tout de même 76 ans !) et ses recherches une manière de mélancolie solaire : au-delà de l’écrivain, en racontant son inaccessible relation aux autres et à la vie (en particulier son rapport aux femmes, marquées par le fantasme), « Franz K » trace un beau film sur la dépression et la solitude autant que sur les fantômes. L’homme qui hante les rues de Prague est-il moins une énigme que cette marque de souvenirs vulgaires (« pour une vraie rencontre avec Franz Kafka, dites Franz ») qui envahissent le monde ?
Ce qui pourrait alors passer pour un conte ou une variation un peu vaine, n’empêche pas toutefois de confronter le réel : les échos du concentrationnisme notamment sont là (grande obsession de la réalisatrice), qui finiront par balayer la famille et l’Histoire tout entière, l’effacement du Ghetto qu’a connu Franz dans sa jeunesse, ou les échos vides de Prague aujourd’hui peuplent ce grand film hanté.
Il y a à ce propos une étrange scène, superbe, qui résonne avec le choc de « La zone d’intérêt » : dans sa toute petite chambre, Franz se sent brusquement surveillé. On murmure. Dans un trou du mur, un œil apparait. Plusieurs. Contrechamp : dans le présent, on observe, ébahi, la chambre de l’écrivain par des judas (comme on le ferait d’une chambre crématoire ?). À la manière du musée d’Auschwitz et de ses femmes de ménage où l’Histoire se cache derrière une vitre, qu’observe-on vraiment ? Qu’est-ce que ce vide dit de l’homme ?

Tu n’as rien vu, à Franz Kafka : Présent, passé. La vie et ses traces. Franz et nous. Notre œil et le sien sur le monde. Deux surfaces qui se regardent et observent, verrouillées pour toujours.
Franz K. n’est pas un grand film. Avec Kafka, il ne pouvait pas être un grand film. Mais en mettant en scène son impossibilité à saisir ce qui fait un homme, c’est un film sincère, humble dans le sens le plus noble du terme et en perpétuelle recherche. De ses modalités, de son regard, des termes de sa déclaration d’admiration d’une artiste à un autre. Un film amoureux. On n’en demande pas plus.
- « I swear », de Kirk Jones
Johnny vit en Écosse, dans un coin un peu paumé, à une époque aussi paumée, au tournant des 80’s et 90’s, dans un environnement pas mal paumé aussi, cette middle class qui a vu naitre tant de films UK.
À l’entrée au lycée, il commence à voir apparaitre d’étranges réactions incontrôlées : mouvements brusques, torsion de la nuque, mots grossiers et crachats.
Aujourd’hui le diagnostic serait évident, beaucoup moins à l’époque, dans un monde où l’on prenait encore ce syndrome pour une simulation. De son adolescence douloureuse à son âge adulte complexe, mais plein d’espoir, entouré par l’amour absolu d’une famille qu’il a recomposé (la mère d’un de ses amis), « I swear » conte le long combat de Johnny, non seulement pour réussir à vivre, mais pour transmettre et lutter contre le manque d’informations autour du syndrome de Tourette.
Dangereux pari que celui de « I swear », qui a a priori tous les atours d’un film social british, teinté d’humour comme on le saisit dès les premières minutes et d’autant de bons sentiments sucrés, lorgnant lointainement vers le succès et la barre haute d’un « The full Monty » ou de « Billy Elliott », horizons difficiles à dépasser depuis bien 30 ans.

Le film est tout cela : personnages alliés du protagoniste univoquement bienveillants et doux (la mère de famille, le gardien/mentor du centre communal), séquences d’ascension sans cesse troublées par des gens méchants, grand instant oratoire au sein d’un tribunal et « happy » end annoncé ici dès la scène d’ouverture de cette fresque tendre sur l’amitié et l’entraide, le tout porté par une BO rendant hommage à tout ce qui fait le sel de la british pop culture, de New order à Oasis.
Basé sur une histoire vraie et réalisé avec une efficacité d’écriture et de ton typiquement anglaise par un metteur en scène réputé pour cela (Vieilles Canailles, Nanny Mc Phee ou la suite de Mariage à la grecque, c’est lui), I swear pourrait n’être-et c’est déjà cela-qu’un très bon moment cosy et touchant par sa mise en lumière d’une maladie et la truculence de son regard.
Mais c’est dans ce rire que se joue aussi l’un des points les plus intéressants et stimulants de sa mécanique, et dont la séquence d’ouverture résonne comme une adresse au spectateur. Johnny, les cheveux gris, va être décoré par la reine. Tout est bien qui finit bien avant d’avoir commencé, semble nous dire Kirk Jones, désamorçant immédiatement l’angoisse : peut-on amuser de cette maladie ?
Plutôt deux fois qu’une : après un long silence pesant, Johnny déclame un très beau « Fuck the Queen ». Générique.
Et le film, maintenant que l’on rit avec et non pas de, va se faire un malin plaisir d’employer la maladie de John comme un moteur discrètement punk à sa narration.
En dehors des séquences de qui proquo ou de dérapages auxquels Kirk recourt finalement assez peu (une bagarre en boite, une mauvaise rencontre), plutôt que de se gausser simplement des bons mots (après tout, une injure fait toujours rire et ils sont nombreux), il utilise chacun des surgissements de John comme un révélateur du sous texte en jeu au moment de la scène, de son enjeu, ou de l’extrême normativité du réel et des relations.
En disant à son corps défendant ce qui devrait être tu, en supprimant le filtre, ce que John fait exploser (en dehors du nez de sa mère d’adoption quand un de ses tics moteurs fait partir son bras), c’est le cadre. Bien sûr que ce juge a l’air d’un connard, bien sûr que cette fille a un sacré fessier. Sans doute aucun, la cantine du lycée est vraiment merdique, monsieur le directeur. Mais oui, chantons le cancer et demandons à quelqu’un s’il va décéder plutôt que laisser le silence. Et oui, mort aux vaches.
Si les angoisses de John s’incarnent dans le réel par une multitude de tics (passer X fois le doigt sous l’eau pour que quelqu’un ne meure pas, embrasser des lampadaires de travers comme pour leur apporter du soutien), c’est celles du spectateur bien trop poli qu’il aide à évacuer de manière cathartique à l’écran. De garçon à la marge, il se révèle en fait celui d’être à l’exact cœur même des choses. Et de victime, il devient soignant de nos maux et de nos mots silencieux, de la même manière qu’il le fera plus tard, en trouvant sens à son existence en aidant les autres.
Au fond alors, pas étonnant que le personnage avec qui John ne parvient jamais à rentrer en relation est sa mère : celle qui n’a justement jamais vu ces explosions comme autre chose qu’un drame. Que ce soit en cris ou en parole, à elle, il n’a jamais pu parler, enfermée qu’elle était dans son rôle de mère « bien comme il faut ». Ce qui tue, c’est ce qui ne se dit pas.
Cela n’empêche jamais le film d’être sensible à la douleur de John, et à l’extrême complexité de vivre avec ce syndrome. Mais en nous mettant dans une perpétuelle tension (quand est-ce que la crise va surgir dans le dialogue ? Quand est-ce qu’elle va pirater cette scène ? Quand est-ce que John va nous aider à révéler ce que l’on pense tous dans cette situation ou face à cet écran ?), il parvient, par ce travail du langage et l’humour qui en résulte, à nous placer avec intelligence dans une empathie totale et tendre avec son combat quotidien. Go johnny go go. Spunk for milk.
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