Avignon : carnet de festival (Episode 1)

Festival dAvignon 2018 : le genre tombe en pièces

« Nous avons l’espoir d’un changement de genre politique qui n’assigne plus notre devenir à la nécessité économique et aux Dieux obscurs de la finance. Nous apprenons à désirer autre chose pour que les générations à venir conservent l’ivresse du possible ».

C’est sur ces phrases qu’Olivier Py termine son édito du 72ème festival d’Avignon placé sous le signe du genre, de la transidentité et des sexualités alternatives. D’alternatives, il en est beaucoup question dans ce texte très politique. Apprendre à désirer autre chose, c’est désirer hors des sentiers battus, à côté de la pensée unique, libérale et normative. Bien sûr, la plupart du temps dans ce type de festival les créateurs parlent à un public sensible à ces causes. Toutefois, cette année plus que précédemment, il flotte dans l’air une agréable odeur de convergence des luttes. Dans l’air des rues, dans les bars, dans les salles du in et du off (qui s’est parfois inspiré du thème du festival in, nous pensons par exemple au spectacle pour jeune public Elle pas princesse, lui pas héros mis en scène par Johanny Bert qui évoque avec une infinie douceur la violence des stéréotypes de genres). Il y a ce sentiment d’entrer dans une parenthèse intellectuelle, un territoire d’échanges et de complicités. Ces territoires que le système dominant concède avec condescendance aux minorités et aux dominés.

D’aucuns pourront penser que tout est sous contrôle. Peut-être, mais « prendre l’édifice au dépourvu est le seul moyen de le faire s’effondrer » leur répondrait Phia Ménard. Elle parle du patriarcat, du château fort et elle en sait quelque chose, elle qui a voyagé à travers les genres et nous a ébloui dans la très militante et guerrière Saison sèche. Notre plus grand choc et coup de cœur d’Avignon cette année (à lire dans l’épisode 3).

A d’autres époques, d’autres châteaux forts sont tombés. Certains spectacles nous ont sussurré que s’il faut entrer en guerre, il ne faut pas avoir peur ! La guerre est déjà là, le patriarcat tue plus que les attentats ; plus que les requins. Il tue les femmes, il tue celles et ceux à qui la naissance n’a pas attribué les bons organes génitaux, il tue ceux et celles qui ne savent pas vraiment quel genre est le leur, il tue celles et ceux qui n’entrent pas dans les boîtes à genres bricolées par des siècles de domination masculine.

Les ennemis sont les systèmes de domination, le capitalisme, les religions, le patriarcat et son petit frère, l’hétéronormativité qui enferment les individus dans des carcans, les poussent à la culpabilisation, les éloignent de l’émancipation en les écrasant sous des charges viriles et mentales.

De nombreuses pièces traitent de près ou de loin de ces sujets cette année : Trans de Didier Ruiz, Saison Sèche de Phia Ménard, Romances Inciertos, un autre Orlando de François Chaignaud et Nino Laisné, La Reprise Histoire(s) du théâtre (1) de Milo Rau, Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète de Gurshad Shaheman, Kreatur de Sasha Waltz, Le pays lointain (un arrangement) de Christophe Rauck, Pale Blue Dot d’Etienne Gaudillère, Mama d’Ahmed El Attar, Ben et Luc de Mickaël Phelippeau, Canzone per Ornella de Raimund Hoghe et quelques autres.

Bien sûr, tout est perfectible. La place laissée aux metteuses en scène dans les spectacles du in est trop réduite pour un festival de cette envergure dédié à la question du genre. Judicieusement, des voix féministes se sont élevées pour dénoncer ce manque de parité ; notamment la puissante tribune de Carole Thibault prononcée le 13 juillet lors d’une parodie de remise de Molière. C’est dit et ça fait du bien. Tirons-en maintenant les conséquences. On rêve de voir les pièces de Séverine Chavrier, Emma Dante, Phia Ménard, Nathalie Garraud ou Angelica Lidell dans la Cour d’Honneur !

Dans la Cour dHonneur Thyeste réussit l’épreuve du grand bain, Story Water nage en eaux troubles.


Thyeste – Thomas Jolly (Cour dhonneur)

(c) Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Une immense tête couchée sur le côté, une main géante à quelques mètres, toutes deux cousues de néons (peut-être en clin d’oeil à l’exposition J’ai rêvé d’un autre monde de Claude Lévêque présentée à Avignon en 2001). La bouche est ouverte. Elle crie ou agonise. La main est tendue vers le public pour le toucher, l’effrayer ou le prévenir. Cette nuit de juillet, le décor est monumental, la Cour d’Honneur angoissante. Elle évoque des grands films de science-fiction, peut-être Alien Prométheus ou Frankenstein pour le visage rapiécé et La Planète des singes pour la Statue de la Liberté gisant sur une plage.

Nous sommes partis pour un grand spectacle. Et nous ne serons pas déçus.

Un homme aveuglé par un bandeau se met à escalader lentement l’immense visage. Le bandeau est taché de sang. Ses yeux sont ils crevés ? Une fois au sommet, il gardera les yeux bandés et se mettra à percuter des cordes et jouer de la musique. Les dissonances se mettent en place.

Puis l’époustouflante Annie Mercier entre en scène sous les traits d’un furie ogresque et fascinante. Aucune violence ne semble la rassasier. Entourée de petits zombies échappés de films d’horreurs, elle énumère les sorts abominables qu’elle souhaite au monde et persuade Tantale — qui revient de loin — de plonger la terre dans le chaos. La voix tonitruante, granuleuse d’Annie Mercier nous colle à nos sièges.

Nous savons dès le début que les jumeaux Thyeste et Atrée, petits-fils de Tentale (qui a servi son père à dîner aux Dieux) vont perpétuer les trahisons et le cannibalisme. Nous entrons avec effroi et plaisir dans la machine infernale, en connaissant parfaitement l’issue de l’histoire : lors d’un banquet de « réconciliation » Atrée servira à son frère Thyeste la chair de ses enfants en repas. Atrée agira par vengeance, Thyeste ayant séduit sa femme et dérobé le bélier d’or.

Thomas Jolly est parfaitement convainquant en Atrée, vindicatif et orageux. Sa fragile, mélancolique présence contraste avec la cruauté de son entreprise. Un de ses plus grands rôles jusqu’à présent.

C’est bien le mécanisme d’une vengeance furieuse et froide que Thomas Jolly décortique jusqu’à l’os pour nous stupéfier autant que le sera Thyeste lorsqu’il découvrira, dans une scène d’une cruauté inouïe, la présence de sa progéniture dans son estomac. Il les sentira bouger comme s’il était une femme enceinte et voudra les vomir. Thomas Jolly, après nous avoir dégouté de la vengeance programmée, rend hommage, par cet accouchement inversé, à l’amour paternel. L’immense chagrin de Thyeste nous parvient magnifiquement et rend nos yeux bien humides.

L’alliance de la fabuleuse traduction de Florence Dupont et la fantaisie de Thomas Jolly rend la pièce de Sénèque très pédagogique et moderne. Le temps passe très vite, comme cela pourrait être le cas devant une série télé (les ruptures et le suspens nous font parfois penser à Game of Throne ou certains épisodes des Borgias).

(c) Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

La mise en scène, volontairement oppressante et grandiloquente, nous invite dans la danse des monstres car nous sommes aussi la pire part des hommes. Atrée est immensément triste. C’est la tristesse qui le poussera à l’indicible. Il est triste comme nous pouvons l’être. Nous connaissons le sentiment de vengeance et de haine. Cette pièce nous parle du mal que chacun porte en soi. La connaissance de l’issue de la pièce nous permet de nous comparer aux barbares et aux crimes et de nous trouver, peut-être, des points communs. Thyeste est un monde, Atrée est un terrorisme, le cannibalisme un attentat. Nous sommes au milieu de tout cela. Comment apaiser la douleur des hommes ?

En liant cette tragédie, sans doute la plus brutale de Sénèque, à son traité d’indulgence mutuelle, Thomas Jolly nous donne quelques pistes. Nous portons tous une partie du monstre. L’attention à l’autre et la mansuétude peuvent nous aider à la dompter.

Plane sur cette pièce le fantôme de l’Orestie de Romeo Castelluci pour l’aura, le jeu des comédiens et la place laissée au monstrueux et celui de l’(A)pollonia de Krystof Warlikowski  — que l’on a pu voir dans cette même cour en 2009 — pour la puissance dramaturgique et les effets spectaculaires.

La mise en scène est parfois trop poussive, les effets de lumières et de sons appuient souvent inutilement la narration mais cela n’atténue en rien la mise en scène virtuose et la direction de comédiens de ce jeune prodige du théâtre contemporain.

Cette forme de mise en scène épique et tonitruante a toute sa place dans la Cour d’Honneur du festival d’Avignon. Thomas Jolly sait rendre accessible les grandes oeuvres et amène sans aucun doute les récalcitrants et les plus jeunes au théâtre (même si le spectacle est étonnamment déconseillé au moins de 12 ans). Le public était enthousiaste. Nous aussi.

Pour les dates de tournée : http://www.lapiccolafamilia.fr/tourneethyeste/


Story Water – Emanuel Gat (Cour dHonneur)

(c) Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Le sol est blanc, les instruments de musique sont blancs, les musiciens et les musiciennes sont habillés en blanc. Les danseurs et les danseuses sont habillés en blanc. Des serviettes et des sacs blancs sont disposés autour du plateau. Ça sent bon la lessive. Nous sommes bien dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes en 2018.

Elle est séparée en deux groupes totalement distincts qui ne se rencontreront jamais. D’un côté, ceux qui resteront habillés et sages. Cheveux souvent gris, corps très droits, sans sourire. La musique se jouera côté cour ce 19 juillet 2018.

Coté jardin, il y a deux groupes de cinq danseurs et danseuses. Corps et visages parfaits, musclés et jeunes. Les garçons ressemblent à des garçons (barbes, muscles et cheveux souvent courts) et les filles ressemblent à des filles (corps filiformes, cheveux longs attachés en chignon ou en queue de cheval). Très vite, les danseurs et les danseuses, alors qu’ils nageaient déjà (habillés) dans l’eau symbolisée par la belle musique de Pierre Boulez, se retrouvent en sous-vêtements — blancs bien sûr — slip et caleçon pour les garçons, brassières et petites culottes pour les filles. Les garçons et les filles se frôlent à peine et tirent la gueule. Nous ne sommes pas dans une MJC dans les années 90 ou devant une publicité Dove mais bien dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes en 2018.

La démarche d’Emanuel Gat qui est de disparaître pour laisser la place à l’improvisation de ses danseurs (bons au demeurant) tourne totalement à vide et rend leurs pas vieillots, desservant les compositions de Pierre Boulez (notamment le très chorégraphique morceau Dérive 2).

Rien ne nous sera épargné : les mimes de la brasse, du crawle, de la plongée, les animaux marins, les grands fonds, l’ennui, les chutes, les éclaboussures, la nage synchronisée, l’ennui, les pas restructurés sans aucun but, l’ennui, les rampements au sol, l’ennui, les saccades, les contritions.

(c) Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Sans émotion et sans cohésion, le spectacle s’embourbe. On aurait pu miser sur l’exploration lumière des nuances de blancs pour donner un sens, mais elle s’essouffle vite. Les musiciens sur le plateau ne servent à rien d’autre qu’à combler la scène trop grande pour ce spectacle et n’interagissent presque pas avec les danseurs. Les titres des parties se parent d’une fausse naïveté (Chorégraphie, Musique, People, GAZA, Danse !) Un chronomètre désoeuvré est lancé en début de pièce et n’a d’autre utilité que nous rappeler l’éternité du temps qui passe (1h20 en réalité, mais le temps est long lorsqu’on patauge).

Emanuel Gat et bien d’autres nous ont déjà servi des centaines de fois ce plat indigeste, alors le chorégraphe israélien, dans une maladresse monumentale, nous balance au bout de trois quart d’un spectacle sans aucun fond, ni poétique ni politique, des informations brutes sur la situation à Gaza … en tentant de raccrocher les wagons avec le thème de sa pièce par une projection sur le mur du Palais du taux d’eau non potable à Gaza (98 %). Le saviez-vous ?! Maintenant, oui.

De façon totalement prétentieuse, il tente de tirer son spectacle vers le haut, en noyant le spectateur dans des poncifs sur le Proche-Orient et en flattant une certaine bonne conscience à bas prix. Il l’emporte définitivement vers le fond en tombant dans des caricatures folkloriques. On boit la tasse !

La seule bonne nouvelle de ce spectacle est la musique inspirante de l’anglaise Rebecca Saunders très influencé par le compositeur allemand Helmut Lachenmann qui revigore  les danseurs pendant quelques minutes et donne l’éphémère illusion d’assister à un spectacle de danse contemporaine.

Ce laborieux spectacle, gonflé de politique de pacotille, certainement mué par de nobles engagements, nous rappelle que le militantisme doit, pour être efficace, se penser et ne sert pas de faire-valoir et de cache-misère à un spectacle sans âme. Une telle façon de militer contente et endort le public à trop bon compte.

On regrette infiniment la très puissante et profonde Fiesta d’Israël Galván donnée au même endroit l’année dernière.

En tournée, au Théâtre deSingel à Anvers du 14/12/2018 au 15/12/2018 et à Chaillot à Paris du 09/01/2019 au 13/01/2019

Remerciements à Antoine Héraly, Déborah Gutmann, Hanna Rosenblum et Hélène Cabreira  pour leurs conseils et leur aide.

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