Bérénice de Roméo Castellucci

À qui appartient Bérénice ?

 

Bérénice n’a jamais autant fait parler. Telle qu’interprétée par Isabelle Hupert et mise en scène par le génial mais clivant Roméo Castellucci, elle est le spectacle sur lequel il convient absolument d’avoir un avis tranché et passionné. Noir ou blanc. Délice ou supplice. Réussite ou gâchis. Chacun et chacune y va de son analyse, celle qui bien évidemment occultera toutes les autres. Nous ne valons pas mieux : voici notre avis sur la question et quelques pistes de réflexion.

 

Le principal problème de ce Bérénice : le concept sur lequel il repose

 

On le sait : le metteur en scène Roméo Castellucci n’inscrit presque jamais ses propositions dans une théâtralité classique et n’appréhende presque jamais non plus son art dans le but de faire entendre un texte derrière lequel il s’effacerait. Il n’est pas Claude Régy. Chez Castellucci, le texte, quand il est utilisé, est matriciel plus qu’essentiel. Une sorte de genèse, une origine voire un ressort sur lequel rebondir. Ainsi, lorsqu’il met en scène De la démocratie en Amérique, le texte d’Alexis de Tocqueville n’est qu’un prétexte pour interroger visuellement et éprouver physiquement les conséquences du puritanisme aux Etats-Unis. Il en va de même dans nombre de ses pièces et cela depuis toujours. Ethica (Spinoza), Inferno / Paradiso / Purgatorio (Dante)…

En se confrontant à Racine, plusieurs questions se posaient : comment allait-il se sortir de la charge affective que le texte embarque avec lui ? Allait-il pour la première fois s’emparer d’un texte pour investiguer une nouvelle forme théâtrale et ouvrir un nouvel acte créatif, ou faire du Castellucci, à savoir une grande œuvre plastique intensément sensorielle quitte à s’éloigner avec audace et bravoure de la notion de sens et de son incontournable et dogmatique importance ?

Même si la Bérénice de Castellucci penche de manière très assumée vers cette seconde piste, le texte reste étrangement embarrassant pour Castellucci qui ne parvient pas totalement à s’en défaire. Il aura beau rendre les mots quasiment inaudibles par l’interprétation parfois caricaturale d’Isabelle Huppert ou bien encore l’utilisation désagréable bien qu’intéressante d’un vocoder, les vers respectés de Racine sont encore trop présents pour que le spectateur puisse s’en distancier. Des amours de Bérénice, Titus et Antiochus ne restent que les grandes lignes, comme un canevas, mais étrangement, c’est encore trop. Et c’est bien là que le bât blesse : Castellucci est comme pieds et poings liés. Encore amarré, il ne parvient pas à faire prendre le large à son spectacle qui très vite, fait du surplace, comme englué dans un paradoxe insoluble.

On reproche à ce Bérénice d’être hermétique et prétentieux. Sa radicalité la mettrait à distance du spectateur. C’est bien au contraire parce que Roméo Castellucci n’a pas assez osé s’éloigner de Racine et de son texte qu’il finit par se prendre les pieds dans le tapis. Il n’est pas anodin si les meilleurs passages de sa proposition sont d’ailleurs ceux rendus sans texte. Les scènes du ballet entre Titus et Antiochus sous fond de match de basket comme celle du Sénat ont bien plus de force finalement que celles dans lesquelles Bérénice « règle son chauffage » et « sort sa lessive » en baragouinant de manière monocorde sur l’abandon et le désamour de Titus…

 

Bérénice de Roméo Castellucci

© Alex Majoli

Le principal problème de ce Bérénice : le manque de Bérénice

 

De l’œuvre de Racine il ne semble donc rester que bien peu de chose : seules les répliques de Bérénice ont en effet été conservées en intégralité dans cette nouvelle version qui nous est donnée, les partitions de Titus, Antiochus, Paulin, Phénice, et consorts ayant été tout bonnement expurgées.

Le public se retrouvent ainsi de manière formelle face à une Bérénice soliloquant comme on parlerait à une bonne copine au téléphone. Mais que reste-t-il de Bérénice (monument) lorsqu’on ne laisse de Bérénice (pièce) que Bérénice (personnage) ? Pas grand-chose malheureusement…

BERENICE
Chère Phénice, hé bien ! As-tu vu l’empereur ?
Qu’a-t-il dit ? Viendra-t-il ?

PHENICE
Oui, je l’ai vu, Madame,
Et j’ai peint à ses yeux le trouble de votre âme.
J’ai vu couler des pleurs qu’il voulait retenir.

BERENICE
Vient-il ?

PHENICE
N’en doutez point, Madame, il va venir.
Mais voulez-vous paraître en ce désordre extrême ?
Remettez-vous, Madame, et rentrez en vous-même.
Laissez-moi relever ces voiles détachés,
Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés.
Souffrez que de vos pleurs je répare l’outrage.

BERENICE
Laisse, laisse, Phénice, il verra son ouvrage.
Et que m’importe, hélas ! De ces vains ornements ?
Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements,
Mais que dis-je, mes pleurs ? si ma perte certaine,
Si ma mort toute prête enfin ne le ramène,
Dis-moi, que produiront tes secours superflus,
Et tout ce faible éclat qui ne le touche plus ?

Ainsi se pose un problème de théâtralité qui isole de manière scolaire le personnage en tant que tel, la pièce qui porte son nom et le monument populaire que la pièce est devenue en tant qu’œuvre. En ne conservant que la première version de Bérénice, Castellucci fait le pari d’une Bérénice déconstruire, à la façon dont un restaurateur déconstruirait sa tarte citron meringuée pour donner le change.

« Il y aura le texte intégral de Bérénice, tandis que tous les autres personnages seront flous, tels des revenants qui émettent une parole fantôme. Nous pouvons aussi imaginer que nous sommes dans la tête de Bérénice, ou une personne qui croit être Bérénice », Roméo Castellucci (dossier de presse).

Parce qu’elle se retrouve à l’étroit dans sa verrine en plastique, cette Bérénice-ci n’émeut plus, ne touche plus : elle est devenue l’ombre désincarnée de Bérénice. Une sorte de proto-Bérénice. Elle n’est plus la grande héroïne tragédienne, elle est prétexte. Bérénice situation, Bérénice postulat. Bérénice germe.

Accepter cela, c’est entrer dans la proposition de Roméo Castellucci. Refuser ce postulat, c’est rester à la porte et lutter pendant l’1h45 la plus longue de son existence.

La Bérénice de Castellucci n’est plus Bérénice. Elle est autre. Au détriment des spectateurs et spectatrices mécontents de ne pas retrouver ce pour quoi ils ont payé…

La question au cœur du scandale qui malmène la proposition de Castellucci est donc la suivante : le spectateur·ice est-il propriétaire des personnages / d’une œuvre populaire ? Un spectacle n’est-il là que pour combler les attentes du public ? Au vu des réactions, on pourrait le penser… et cela correspond plutôt bien à l’air du temps et ce qui atteint de plus en plus les adaptations cinématographiques et sérielles : des suites Alien au final de Game of Thrones, des films Marvel adaptés des comics en passant par le préquel du Seigneur des Anneaux par Amazon (Les anneaux de pouvoir) nombreux sont les exemples de films et séries qui, parce qu’ils déçoivent les attentes du public, se voit clouer au pilori. De  plus en plus d’artistes tiennent d’ailleurs compte de l’avis du public pour bâtir une œuvre qui, parce que plus consensuelle, ne crispera personne. « Ça ne respecte pas le livre », « ça n’est pas cohérent avec le film précédent », « ce n’est pas comme ça que le personnage devrait évoluer », « ce n’est pas cohérent avec le lore »… Il en fallait peu pour que le phénomène n’atteigne le théâtre… c’est chose faite.

Bérénice n’appartient à personne : il en existe autant qu’il existe de metteur en scène… bien heureusement !

 

Le principal problème de ce Bérénice : son manque de sens apparent

Difficile d’appréhender les pistes tendues par Castellucci tant elles semblent s’éloigner de Racine, ce qui dans l’absolu ne poserait pas de problème à condition de ne pas rester attaché au texte comme un nageur exténué à sa bouée. Le texte, comme nous l’avons écrit, n’est pas au cœur des projets de Roméo Castellucci et ne l’a jamais vraiment été. Ici encore, il s’agit de construire un espace mental sensoriel traduisant un psychisme plus qu’une psychologie. Ne reste plus au public qu’à se laisser dériver. Pour peu qu’il le consente…

Quelques pistes lui seront néanmoins tendues à condition d’y prêter attention avec en vrac une réflexion sur le métier d’acteur (la mise en abyme d’Isabelle Huppert en Bérénice, abandonnée par Titus au sens propre comme au figuré), la place concédée au pouvoir dans le monde occidental…

Ainsi la pièce débute par le défilé, en impression, de la composition chimique du corps humain :

Oxygène : 65%

Carbone : 18%

Hydrogène : 10%

Azote : 3%

Or : 0,000014%

Etrangement, le spectacle, et dès son introduction, s’attarde sur l’or, métal précieux et symbolique que Bérénice fait tomber en poudre de sa main avant que la liste des composants ne reprenne.

Nickel : 0,000014%

Molybdène : 0,000013%

L’or, symbole de richesse, si antihumain que le corps n’en comporte que si peu et pourtant sujet de toutes les convoitises, semble un élément important du spectacle. Peu étonnant de retrouver le même or transformé plus loin en couronne, anneau ou bien encore en pièces de monnaie dans les poches de Titus (mais absentes de celles d’Antiochus). Titus est le monarque absolu, empereur riche et incontesté : son pouvoir réside dans sa richesse plus que dans l’amour auquel il va devoir renoncer pour contenter son peuple. Ce même peuple qu’il gouverne, qu’il met à nu (au sens propre dans la pièce) d’un seul coup de bâton…

Que devient l’humain chargé de cet or ? Il commande le peuple et le condamne à l’inhumain, ce que traduit symboliquement la fin de la pièce qui propose un nouveau défilé de composés chimiques dans lequel l’or est prépondérant mais qui ne compose plus rien de tangible.

© Alex Majoli

 

Le principal problème de ce Bérénice : son public

 

Cessons de parler de Bérénice un instant pour nous concentrer sur une nouvelle protagoniste : Géraldine.

Géraldine vient de voir dans son magazine culturel préféré que l’on donnait Bérénice, chef-d’œuvre de Racine qu’elle a étudié à l’école, que sa mère a étudié à l’école et que ses enfants s’apprêtent à étudier à l’école. Elle sait que ce texte est fondateur et qu’il est un classique du théâtre français. Géraldine vient de voir que la principale interprète de ce spectacle est Isabelle Huppert, une des actrices « les plus douées de sa génération » et qu’elle avait adoré dans le film de François Ozon « Huit femmes ». Elle se dit de manière très réfléchie que prendre 2 places pour elle et son mari pour cette pièce ne présente aucun risque tant elle semble cocher toutes les cases (comédienne talentueuse, texte classique).

C’était sans compter le metteur en scène Roméo Castellucci dont Géraldine ne connait pas le parti-pris très radical des mises en scène, le côté brutaliste et l’esthétisme surréaliste très tranché de ses propositions.

Si Géraldine s’était renseignée, elle n’aurait pas pris ces places, comprenant que cette version de Bérénice n’était peut-être pas pour elle dans la mesure où elle est une spectatrice très attachée aux textes et aux mises en scènes classiques.

Au lieu de cela, Géraldine et son mari sont dans la salle depuis presque une heure et le spectacle auquel ils assistent n’est clairement pas pour eux. Ils le subissent. Ils résistent tant qu’ils peuvent. Géraldine ne retrouve rien du beau texte de Racine, son mari juge les gimmicks scéniques et les hurlements de l’interprète, insupportables. N’y tenant plus, ils décident de quitter la salle, ce qu’ils n’ont jamais fait jusqu’à présent. Et comme ils sont particulièrement déçus et énervés, ils expriment très fort leur mécontentement. Le mari de Géraldine siffle. Géraldine hurle « on ne comprend rien à ce que tu dis, Isabelle ! » et c’est ainsi que tous deux quittent la salle avec fracas.

Le problème ici et à ce stade ne sont pas la mise en scène, les choix de Roméo Castellucci, ni le jeu d’Isabelle Huppert… Le problème ici est que Géraldine n’a pas pris le temps de se renseigner sur ce qu’elle s’apprêtait à aller voir. Plutôt que de s’en prendre aux interprètes et autres spectateurs et spectatrices, Géraldine ne devrait s’en prendre qu’à elle-même. Elle est la seule responsable de ce fiasco qu’elle et son mari imposent à toutes et tous. Ce n’est pas cette pièce le problème, mais Géraldine.

Bérénice

Le principal problème de ce Bérénice : il s’agit d’un Castellucci moyen

Outre ces choix finalement périlleux d’un texte dont il se sait se départir complètement, l’aspect abscons de son propos, le spectacle de Castellucci souffre de nombreux autres problèmes.

Tout d’abord : un manque de précision de son interprète. Toute Isabelle Huppert qu’elle soit, le tempo monotone distillé par la comédienne aux vers de Racine finissent par rebuter, rendus sans hauteur ni humanité. Sans doute travaillé de manière volontaire, ce ton finalement assez plat ne rend en rien hommage au talent de la comédienne, son interprétation finissant par devenir cruellement anecdotique. Sa participation se contente de n’être plus que symbolique : ainsi, lorsque les derniers vers « Ne me regardez pas » résonnent, ce n’est plus Bérénice qui les lance, mais seule Isabelle Huppert. Et c’est ennuyeux…

Si visuellement le spectacle reste incroyable dans ses multiples propositions, si la composition de Scott Gibbons impressionne et les costumes d’Iris van Herpen subjuguent, ce spectacle comportent quelques redites pour les afficionados de Castellucci. Qu’ils s’agissent des silhouettes en arrière-scène ou bien encore des chorégraphies du Sénat, certains tableaux empruntent un peu trop paresseusement au codex Castelluccien.

Enfin, un manque de rythme et de précision finit par sortir le spectateur de certaines scènes, en témoignent les rires entendus sur quelques vers qui se confrontent à l’aridité de la mise en scène ou bien encore des applaudissements alors que le spectacle n’est pas fini… preuves s’il en est que le spectacle manque de corps et de cohérence.

N’en reste pas moins que la proposition de Castellucci se tient et, si elle souffre de quelques défauts indéniables, elle parvient à interroger malgré elle la place accordée au spectateur dans la proposition d’un artiste ce qui est assez rare être souligner.

 

Jusqu’au 28 mars au Théâtre de la Ville.

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A propos de Alban Orsini

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