« Seul celui qui découvrira le grand secret pourra ouvrir une des sept portes de l’Enfer et le mal envahira le monde.« 

L’Au-delà est l’un des plus grands films d’horreur, l’un des plus extrêmes et poétiques en dépit de faiblesses évidentes. L’interprétation, défaillante, hormis l’impeccable Catriona MacColl et le scénario prétexte peuvent laisser certains spectateurs sur le côté. Mais paradoxalement, ces défauts ne font que rehausser les qualités, notamment plastiques, de ce film « bis » devenu culte avec le temps.

Un noir et blanc sépia ouvre le film située alors dans la Nouvelle-Orléans, imprime une force graphique rappelant les vieilles photographies jaunies et intensifiant le mélange de réalisme et d’onirisme à cette entrée en matière tragique : le lynchage d’un peintre par une horde de bouseux dans le sous-sol d’un hôtel, juste pour avoir peint une fresque représentant l’enfer. Comme la sorcière dans La Longue nuit de l’exorcisme, l’artiste se fait lacérer à coup de chaînes. Mais au sein d’une œuvre particulièrement chargée en effets sanglants, Lucio Fulci prouve son art subtil de la mise en scène en filmant en hors-champ cette agression abjecte, préférant focaliser la caméra sur une peinture « prémonitoire » via des plans superbes et significatifs. S’ensuit alors la crucifixion du peintre et le jet d’acide pourrissant son visage et son corps. Le discours de Lucio Fulci est clair. L’allégorie sur le créateur et la création est bien sombre.
L’artiste en avance sur son époque est toujours méprisé, il personnifie la victime d’une foule peu compréhensive… A toucher au Sacré, on ouvre parfois la porte de l’Enfer…
Un demi-siècle plus tard, une jeune femme, Lisa s’installe dans le même hôtel. Des phénomènes étranges apparaissent. Une porte vers l’Enfer semble s’entrouvrir. Les morts-vivants viennent hanter notre monde.

© Artus films

En 1979, L’Enfer des zombies relance la carrière de Lucio Fulci qui va alors s’engouffrer dans un cinéma horrifique extrême, viscéral et poétique. Projet plus personnel, L’Au-delà est sans doute le nirvana de sa seconde carrière. Le scénario n’est au fond qu’un prétexte pour revisiter L’Enfer de Dante avec toute la folie et la démesure propres au cinéaste transalpin.
Lucio Fulci ne filme rien d’autre qu’une succession de dérèglements spatio-temporels, de passage entre le monde des vivants et celui des morts.
La rencontre entre la jeune aveugle, Emily, et Lisa procède d’un premier dérèglement, d’un basculement vers une autre dimension. Emily, au milieu de la route avec son chien, sur un pont avec la mer de chaque côté. Le plan perçu de la voiture est dérangeant et intriguant : il évoque une peinture avec ses lignes de fuite géométriques. D’autant que la réverbération de la voix d’Emily semble provenir d’outre-tombe, une sorte de voix intérieure que seule l’« héroïne » entendrait.

La suite ne fait qu’enchaîner, au gré d’une narration plus intuitive qu’évolutive, cette coexistence des deux univers jusqu’à l’épilogue fatalement pessimiste.
La partie située à l’hôpital en est une illustration symptomatique. L’établissement immaculé avec ses pièces vidées de leur mobiliers, l’absence de personnel, les longs couloirs déserts confèrent à l’ensemble une dimension fantastique évoquant l’utilisation des décors chez Michelangelo Antonioni pour pointer le vide existentiel des personnages. Le même sentiment de désolation est à l’œuvre dans L’Au-delà avant que le « grand guignol » transgresse cette plasticité par des effets gores complaisants, saccageant la beauté des plans.
Lucio Fulci propose une vision anxiogène et putride de l’au-delà, assène son film de séquences inoubliables. Il multiplie les effets gores comme s’il était contaminé par un enfer qui le fascinait lui-même. L’Au-delà agît comme un poison obsédant, un hymne baroque dédié à la déliquescence des âmes damnées, à la putréfaction des corps en décomposition. L’attaque des araignées, le chien qui se retourne contre sa maîtresse (réminiscence de Suspiria), l’énucléation de l’œil par un zombie comptent parmi les moments les plus traumatisants.

Le cinéaste fuit la logique pour offrir au spectateur un pur trip dédié aux sensations, à l’immersion dans le monde tragique des ténèbres. Cela ne vous rappelle rien ? Inferno de Dario Argento, évidemment, qui procède de la même démarche dans un style visuel radicalement opposé. L’écriture, en mode automatique, défiant la raison, relie les deux œuvres, ainsi que cette fascination pour l’invisible, ce qui est caché.
Comme dans Inferno, la vérité est enfouie quelque part au sous-sol, lieu où il faut creuser, s’enfoncer pour percer certains secrets. Ou alors accéder aux bibliothèques, les livres étant des sources de résolutions d’énigmes.
Les similitudes entre les deux films sont nombreuses mais il serait injuste de prétendre que Lucio Fulci a copié le travail de Dario Argento. En traitant un même sujet métaphysique et spirituel, le réalisateur de Frayeurs explore plus profondément ses thématiques (la foi, le temps désarticulé, la perception du regard) et son style tout en offrant des variations intéressantes autour du chef-d’œuvre de Dario Argento. La scène des rats se substitue à celle des mygales lorsqu’un début de vérité s’offre à un des protagonistes.
L’artifice des lumières bleues/rouges/vertes des décors filmés de nuit contrastent avec le parti pris d’une photo surexposée, de scènes tournées souvent en plein jour et en extérieur. La bande son est plus vivante (le chant des oiseaux constamment présents). Les décors plus réalistes s’ancrent dans un environnement crédible : maisons insalubres et abandonnées de la Louisiane, région délestée de sa population, une Amérique rurale à l’encontre de celle urbaine et nocturne de Inferno. Lucio Fulci ne s’enfonce pas d’emblée dans l’abstraction et le symbolique, il part du réel pour ensuite le triturer, le malmener et le faire basculer vers un ailleurs.

© Artus films

Pour sublimer sa propre vision de l’enfer, Lucio Fulci s’est entouré d’une équipe technique de confiance. Sergio Salvati, le chef-opérateur, est un orfèvre dans la composition du cadre et sa lumière, d’inspiration gothique. Giannetto de Rossi a confectionné des effets spéciaux et maquillage d’une effrayante beauté. L’écriture fut confiée à l’un des plus prolifiques scénaristes de l’époque, la talentueux Dardano Sachetti (Le Chat à neuf queues, L’Emmurée vivante). Enfin, L’Au-delà est rythmé par la partition de Fabio Frizzi, l’un des plus brillants compositeurs du bis italien. La ritournelle au piano qui revient en boucle est obsédante. La réussite plastique de cette œuvre, hantée par la mort et la souffrance, rappelle de façon presque littérale la poésie sombre et macabre du Comte de Lautréamont et les écrits de H.P. Lovecraft. Lucio Fulci rend également hommage à l’un de ses mentors, Antonin Artaud.

Mais une combinaison de talents s’avère inutile sans la vision d’un cinéaste. Le réalisateur du Venin de la peur prend des risques formels, quitte à sembler parfois maladroit.
Le malaise chez Lucio Fulci tient aussi à la place de la caméra. Les scènes tournées caméras à l’épaule sont des trompe-l’œil. Chez John Carpenter ou Brian De Palma il s’agit toujours de plans subjectifs, d’une figure hors-champ épiant la victime potentielle. Chez Lucio Fulci rien n’est moins sûr. Le cinéaste entretient l’ambiguïté formelle jusque dans les scènes les plus anodines. Ce dispositif prend une dimension particulièrement intéressante dans L’Au-delà puisque c’est la mort elle-même qui s’invite dans le monde des vivants ou l’inverse. La caméra pourrait être l’incarnation d’une présence qui va contaminer le réel, le subvertir afin de briser la frontière entre le monde terrestre et cet « au-delà » que le réalisateur parvient à matérialiser physiquement, gageur que peu d’artistes ont réussi.

Bénéficiant d’une copie HD magnifique, L’Au-delà s’impose comme l’un des films les plus viscéralement personnel de son auteur.
Encore une fois le travail éditorial d’Artus est impeccable. Le combo DVD/Blu-Ray/Livre ravira les collectionneurs. Si les bonus sont intéressants, (entretien avec Catriona MacColl, analyse du film par Lionel Grenier, prologue en noir et blanc et en couleur etc.), l’essai, intitulé La Louisiane : de Lucio Fulci à Neil Jordan – Exploration d’un territoire des morts, se lit comme du petit lait. Sous la direction de Lionel Grenier, avec la participation de Larry Gray et Gilles Vannier, l’ouvrage traverse un siècle de pellicules horrifiques se déroulant en Louisiane.
Le tout enrichi d’une iconographie séduisante.

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A propos de Emmanuel Le Gagne

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