Il y a quelque temps, dans un documentaire sur la vie musicale en Écosse, un habitant de ce pays établissait une distinction entre les âmes calédonienne et irlandaise ; on s’égare souvent en généralisant, mais s’il fallait incarner la propension à la mélancolie que l’homme considérait comme spécifiquement écossaise, Black River Promise, le premier album de Lomond Campbell, en offrirait certainement une éloquente illustration.

Ce musicien est un solitaire qui a fui l’agitation citadine d’Édimbourg pour s’installer dans un coin reculé des Highlands, une retraite qui ne l’empêche nullement d’entretenir des liens étroits avec certains excellents groupes, comme King Creosote ou Modern Studies, voire de participer à leurs projets ; un ermite ouvert sur le monde, donc, mais prenant garde d’en tenir les nuisances à distance. De fait, malgré quelques compositions plus rythmées (la variation sur le thème de la liberté individuelle, l’ivresse qu’elle procure et le prix qu’elle coûte de « Brutes in Life » et « The Lengths », compositions jumelles se succédant au début de la face B, et l’indolence imperceptiblement hésitante de « Every Florist in Every Town » emplie des atermoiements face à la complexité d’une relation), Black River Promise est essentiellement un disque contemplatif, une succession de paysages intimes autant qu’extérieurs, nés la plupart du temps d’une émotion simple et directe qui se complexifie et libère ses senteurs les plus secrètes en s’épanouissant, ainsi la splendide chanson éponyme qui va dérivant entre abandon confiant, nostalgie embuée et sensualité sourde et dans laquelle l’œil intérieur perçoit l’esprit flottant sur les eaux, aspirant, les amarres rompues, à plus vaste que lui.
« Tous mes adieux sont faits. Tant de départs
m’ont lentement formé dès mon enfance.
Mais je reviens encor, je recommence,
ce franc retour libère mon regard.

Ce qui me reste, c’est de le remplir,
et ma joie toujours impénitente
d’avoir aimé des choses ressemblantes
à ces absences qui nous font agir. »
Ces vers de Rilke s’accordent à merveille à ce morceau et à « Fallen Stag », l’instrumental au titre ambigu (ce « Stag », cerf ou mâle, tombé ou déchu, est-il un portrait de l’auteur ?) qui le précède, les deux formant un attelage frémissant, lié par les cordes irisées des Pumpkinseeds, très présentes tout au long de cette réalisation et impeccablement arrangées par Pete Harvey. « Misery Bell » nous entraîne sur les sentes d’un souvenir douloureux obsessionnellement scandé par ce tintement dont il semble impossible de se débarrasser et, après l’éclaircie apportée par « Brutes in Life » et « The Lengths », l’atmosphère se charge à nouveau avec « Acharacle » (un village des Highlands, lieu du massacre des troupes du conquérant norvégien Torquil), un second instrumental aussi sombre et tendu que le premier était fluide, puis une reprise habitée de « Coal Daughter » de Nuala Kennedy dont les égratignures vocales reflètent parfaitement la noirceur aux accents parfois désespérés du texte, et le final intranquille et cabossé de « Hurl Them Further » où le narrateur rêve de liberté au bout de quelques jours de confort domestique et de la chaleur du foyer lorsque la griserie de courir par les landes et les montagnes s’est évaporée ; cette alternance poussée jusqu’à l’inconfort entre l’appel du grand air et la quiétude du foyer, sans doute familière à Lomond Campbell, constitue l’une des lignes de force motrices de son album.

Outre la qualité de ses compositions folk, occasionnellement mâtinées de quelques accents pop, que l’on dira, malgré une certaine volonté d’ampleur, chambristes plus que symphoniques, ce qui frappe dans ce disque au ton souvent très personnel est la voix du chanteur, qui le révèle chaleureux, mais surtout plus fragile et plus tendre que la rugosité de l’écorce le laisserait supposer. Tout en scintillements d’aube et en bruissements nocturnes, Black River Promise conjugue des instants de sérénité souvent souverains et des bouffées terriblement inapaisées, une dualité qui accentue son mystère. Lomond Campbell s’est éloigné du monde pour mieux le retrouver et se trouver ; gageons qu’il n’est qu’au début de ses découvertes, et nous avec lui.

Lomond Campbell, Black River Promise
1 CD/1 LP, Heavenly Recordings

Le poème de Rainer Maria Rilke est le cinquante-neuvième et dernier du recueil Vergers (Gallimard, 1926)

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A propos de Jean-Christophe PUCEK

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