Yi’nan Diao – « Black Coal »


Glissement progressif des images…

Les premières scènes donnent le ton. Sur un lit, une partie de carte improvisée entre un homme et une femme prélude la fin ou le début d’une histoire d’amour qu’on devine déjà fragile. A des kilomètres de là, la découverte d’une main coupée sur le tapis roulant d’une usine de charbon. Les cartes glissent maladroitement les unes sur les autres, la femme glisse entre les mains de son amant qui essaye de la retenir sur les quais d’une gare, la main glisse dans les entrailles de l’usine. Les premières scènes donnent le ton et viennent contaminer le récit : pour son sixième film et sur fond de polar minéral, le réalisateur Yi’nan Diao offre une intéressante métaphore sur le thème du glissement. Glissement des sentiments d’un flic devenu alcoolique essayant en vain de se réajuster après un déraillement existentiel, glissement des habitants sur cette neige sale d’une ville industrielle au froid mordant qui essayent de ne pas tomber, cette glace transformée en patinoire nocturne où glissent les protagonistes dans une belle scène à la lumière envoûtante. On pense à Ice Storm d’Ang Lee où le froid et la neige venaient perturber là aussi le désir entre les êtres, perturbation à la fois symbolique, à la fois physique. On pense à Blue Velvet de Lynch dans ce traitement bien particulier de la lumière, entre le néon rouge et froid d’un cabaret anonyme et un jour qui a bien du mal à se lever. On a l’impression que tout a été comme déraillé, les êtres comme les choses et qu’il s’agit d’essayer malgré tout de les rajuster, trouver la bonne pointure. Que dire encore du fer à repasser qui glisse sur les vêtements dans ce pressing où le gérant essaye d’être aimé à son tour ? De ces motos qui patinent et s’embourbent mollement dans la neige ? De ces trains vides qui s’ébrouent vers nulle part, cette bouteille de bière qui roule dans l’usine, ces danseurs de tango s’escrimant sur le parquet d’une école de danse ?  

Il y a une enquête qui glisse sur plusieurs années, des membres éparpillés un peu partout dans un jeu de piste macabre où le seul horizon est dessiné par des usines, des immeubles sans vie, un flic qui reprend à la fois son enquête, à la fois sa quête de l’amour, il y a ces plans sur ces patins à glace devenus mortifères et sanglants, des scènes qui explosent d’hystérie sans crier garde, du sang et des larmes qui glissent (toujours) sur des joues. On à cette désagréable impression que rien ne peut tenir sur cette glace, que les sentiments gelés peine à se réchauffer pour enfin être accrochés, vécus. « Comment s’insérer dans l’image, puisque toute image glisse maintenant sur d’autres images » écrivait Deleuze pointant l’inextricable difficulté à faire un arrêt sur image d’un film, quel qu’il soit. Dans Black Coal, on a parfois bien du mal à suivre l’enquête tant les choses et les images glissent les unes sur les autres dans une dissolution de l’espace-temps inextricable et emmêlée. Pour le coup, c’est justement ça qui fait que Black Coal n’est malheureusement pas un grand film : ce perpétuel glissement pas toujours bien maîtrisé ni assumé. Yi’nan Diao est passé à côté d’un grand polar, s’embourbant (faute de glisser) sur son sujet à trop vouloir en faire. C’est même sa critique de la société chinoise qui en pâtie, ne pouvant jamais vraiment se fixer sur quoi que ce soit. Il aurait dû peut-être viser la glace et la neige non pas tant pour leur qualité huileuse et glissante que pour leur vertu gélifiante et frigorifique.

 

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