Présenté à la Semaine de la critique cette année, Gangs of Taïwan est le premier long-métrage de l’ex Dj américano-taiwanais Keff qui confronte ici la violence souterraine mafiosi au mutisme et à l’inaction politique, la souffrance d’un peuple à l’agonie face à la corruption et son impénétrable pouvoir en place. Il y a chez Keff un sens de la révolte étouffé, il choisira des lentes plages de silence plutôt que de sporadiques scènes de violence, la lente agonie plutôt que la rapide déchéance, la mort est au bout du tunnel, sa trajectoire linéaire est capricieuse mais inéluctable : face à la disparition certaine, rien ne sert de courir, il suffit de ramper, traîner dans l’intraitable obscurité d’une Taïwan dévorée par ses monstres corrompus. Malgré sa schématisation narrative simpliste, et un sens de la métaphore léger, Gangs of Taïwan accumule les bons points, et se détache par sa mise en scène bourrée de noirceur et de lenteur.

Copyright KINDRED SPIRIT

Film sombre certes, mais surtout, film mutique. Zhong-Han, jeune homme muet et inextricablement discret, a perdu la parole dès son plus jeune âge. Adopté par un couple de restaurateurs, il bosse dans la cantine du coin comme serveur et plongeur. Mais rapidement, on lui découvre une autre activité de nuit, celui du racket en bande organisée pour le compte d’un gang local. Par le silence forcé de son personnage, Keff – très, trop schématiquement, dénonce la violence silencieuse et l’incapacité de révolte, les commerçants se font piller sans possibilité de contre-feu, la tête est baissée, le regard aux chaussures, il n’y a pas de quoi jacter, mais accepter, payer, et se la fermer. En parallélisme, les nouvelles télévisées défilent sur les manifestations et leurs répressions policières violentes à Hong-Kong contre le régime chinois en 2019. Mais là encore, dans une indifférence de plomb, les nouvelles inquiétantes arrosent les salons sans qu’aucune personne ne réagisse à cette actualité dramatique pour son Taïwan voisin. « La révolte est l’expression de ceux qui ne sont pas entendus » est la citation de Martin Luther King qui ouvre le film : ici, Keff y lit son contre-point, pas de révolte pour ceux qui n’entendent pas. Mais un marasme de soumission. Si la parole est tue, la  réponse peut venir du corps, seul moyen d’expression de Zhong-Han qui se livre à sa libération par la musique électronique, il danse et relâche un corps bridé par le silence. De cette boite nichée en fond de ruelle, Keff, ex-Dj, y livrera ses plus belles séquences, la libération par la musique, la danse (on pense à Sirât de Oliver Laxe) en seul et unique échappatoire à cette prison à ciel ouvert taiwanaise.

Copyright KINDRED SPIRIT

Mais jusqu’à quand ? Keff, et son personnage de Zhong-Han, ne pouvait que subir, harassé de souffrance (cette cantine dont il est serveur est en danger de disparition, un cliché sur patte du gros capitaliste baveux au nom américain de Bruce leur propose un deal pour s’emparer de l’échoppe et en faire une chaîne de bouffe luxuriante), miné par le silence et sa soumission, il fallait réagir, à la fois scénaristiquement et scéniquement, lâché le fou sauvage, la fameuse révolte qui couve. Et c’est lorsque Zhong-Han verra son propre gang retourner son restaurant qu’il décidera de basculer. S’en est trop de s’attaquer aux petites gens, à cette frange « d’en-bas » qui n’a même plus assez d’argent pour payer la mafia. Mais là où Keff ne patauge pas idiotement dans le « revenge movie », c’est qu’il l’accompagne d’un féroce pamphlet politique contre la corruption taïwanaise qui infiltre à la fois les sphères populaires (le petit politique véreux de bas étage) et les hauts contingents (le mafieux aux lunettes fumées du coin du bar). Le tout en parallèle sur-expressif des manifestations hongkongaises filmées en idéologie pour Keff, et objectif souterrain face à l’amorphe non-réaction de la population taïwanaise. Dans ce « tout le monde est pourri » show, Zhong-Han est érigé en chevalier noir vengeur, brandissant son flingue forcément « silencieux », il déboule en martyre pour régler ses comptes aux assassins de sa mère adoptive.

Copyright KINDRED SPIRIT

La chute est proche, il y a certes un vent d’espoir (et cette futile amourette avec la caissière du coin), mais rapidement, le film s’engage dans une voie de non-retour qui ne laissera ni doute ni espérance à un futur désormais sombre et engoncé dans la seule voie du possible, la disparition d’un monde corrompu et sans solutions. Malgré ses maladresses et grosses ficelles, Gangs of Taïwan, film politique et engagé, séduit par sa révolte silencieuse, sa lenteur, et le choix gagnant de sa progressive agonie plutôt que de son exécution nette.

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Pierig LERAY

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.