Rétrospective Margarethe Von Trotta

Splendor films nous donne l’occasion de revoir sur grand écran 4 films de Margarethe Von Trotta en version restaurée 4K. Le 12 octobre sortiront à nouveau dans les salles L’honneur perdu de Katharina Blum (1976), Le second éveil de Christa Klages (1978), Les années de plomb (1981) et Rosa Luxembourg (1986). 

L’entrée féministe est évidente pour aborder ces films. Von Trotta est la première réalisatrice à avoir gagné un lion d’or à Venise, avec Les années de plomb. Dans ses interviews, elle répète  à l’envi qu’elle a toujours voulu réaliser, mais que le dire dans l’Allemagne des années 60 aurait provoqué le rire ou l’incompréhension. Aussi a-t-elle commencé par être actrice. En jouant pour Schlöndorff puis Fassbinder, en les observant au travail, elle a fait ses classes clandestines. Difficile de ne pas penser en l’écoutant au documentaire de Delphine Seyrig, Sois belle et tais-toi (1981) où bon nombre d’actrices révèlent leur désir, le plus souvent inavoué, de diriger plutôt que d’être dirigées. 

Les quatre oeuvres proposées par Splendor peuvent se regarder comme un parcours d’émancipation féminine. 

Katharina Blum, tourné sous le double patronage d’Heinrich Böll ( l’auteur du roman dont le film est adapté ) et de Schlöndorff (qui avait dit aux producteurs que si Von Trotta se montrait mauvaise, il reprendrait la main! ) reste un peu froid. Le destin tragique de son héroïne est lié à des figures presqu’exclusivement masculines: c’est parce qu’elle est amoureuse d’un terroriste, qu’elle a peut-être aidé à s’évader, que Katarina fait l’objet d’une constante diffamation dans la presse. Policiers et journalistes, tous des hommes, prennent plaisir à la rudoyer et à l’utiliser. Tantôt poursuivie par une horde qui l’accule, tantôt seule à l’image, elle est comme prise au piège du cadre. L’oppression d’Etat est au coeur du film, comme l’indique son sous-tire: « Comment peut naître la violence et où elle peut conduire ». On frôle le thriller, grâce à un montage sec, une musique grinçante et quelques surprises narratives. Mais le film peine à trouver son rythme. Le choix de couleurs froides, égayées sporadiquement par les scènes de carnaval, d’une actrice dont le jeu est un peu trop retenu, donnent parfois l’impression d’être face à un discours qui a du mal à s’incarner. Katharina Blum est une démonstration implacable et un témoignage précieux sur l’Allemagne des années 70, mais il n’emporte pas. 

Avec Le second éveil de Christa Klages, on gagne en sensualité. Quelque chose se vit dans les corps. Des fulgurances, des attirances, qui souvent relient les femmes entre elles. Il suffit à la jeune employée de banque Lena de partager une étreinte  forcée avec Christa lors d’un braquage pour que sa vie prenne une direction inattendue. Les figures masculines, aussi attachantes soient-elles, sont impuissantes à garantir le bonheur de l’héroïne. Elles disparaissent à mesure que l’intrigue avance, pour laisser la place à une féminité toujours plus sûre d’elle-même. Lorsque Christa, en fuite, se teint les cheveux, c’est d’abord à un homme, figure à la fois paternelle et séductrice, qu’elle fait appel. La seconde fois, son amie Ingrid lui fait le même chignon que celui qu’elle arbore quotidiennement: tu seras comme moi, dit-elle. Un chignon blond, un double féminin: la référence est transparente. Mais la nouvelle Christa n’a rien à voir avec la re-création du désir masculin qu’était Madeleine/ Judy dans Vertigo. Elle est ré-appropriation de soi et de son désir de femme. 

Les deux héroïnes des Années de plomb ne sont pas des jeunes filles naïves en « éveil », mais des femmes qui, nées pendant la guerre, lourdes du fardeau de culpabilité et de silence légué par leurs aînés, se révoltent. L’une, journaliste, se bat pour les causes féministes; l’autre s’est engagée dans la voie du terrorisme. 

Avec Rosa Luxembourg, Von Trotta entreprend finalement le portrait d’une passionaria, inlassable pourfendeuse du nationalisme et du militarisme, sûre de ses discours comme de sa séduction, mais en butte à un monde politique dominé par les hommes. A mesure donc que Von Trotta s’affirme comme réalisatrice, ses personnages  féminins gagnent en puissance.

Mais le travail de la réalisatrice est avant tout une réflexion sur la violence et le verbe, qui, si elle embrasse les questions féminines, les dépasse largement. À ce titre, Les années de plomb est un film captivant.

Marianne (intense Barbara Sukowa), terroriste recherchée par la police, a fait le choix de la violence et de la marginalité ; sa soeur Juliane, toute en fureur rentrée ( Jutta Lampe, très bergmanienne), a fait celui de la parole et d’une vie apparemment plus rangée. Le film n’a de cesse de confronter les deux options. On peut le trouver trop bavard, tant les joutes verbales y occupent une place centrale. Mais les problématiques qu’il aborde sont passionnantes. Marianne n’a de cesse de reprocher ses choix bourgeois à sa soeur mais elle voudrait bien laisser son fils à sa garde. Choisir la voie de l’extrémisme, n’est-ce pas “se donner le beau rôle”, et laisser les autres gérer le quotidien dont l’on refuse de s’encombrer? Choisir une vie plus rangée mais militer pour les droits des femmes et refuser d’avoir des enfants, comme le fait Julianne, expliquer la nature de ces choix dans un journal féministe, les mettre en perspective avec le culte nazi de la maternité, est-ce vraiment bourgeois? La radicalité de Marianne la mène à l’emprisonnement puis à la mort; Juliane est celle qui reste. Elle vouera sa vie, au risque de tout détruire autour d’elle, à la rehabilitation de sa soeur, conspuée par tous. 

La parole n’est cependant pas seulement le véhicule d’un débat d’idées. Elle est au coeur des préoccupations de Von Trotta, pour qui toute émancipation passe par elle. Il s’agit pour toute une génération née pendant la guerre de se libérer de la chape de silence et de mauvaise conscience sous laquelle elle a été ensevelie. Aussi les nombreux flashbacks ont-ils pour but, certes, de mieux comprendre  le lien qui unit les deux soeurs et le parcours de chacune, mais surtout de montrer comment elles se libèrent progressivement de cette gangue grâce à leurs lectures, leurs discussions, et aux films documentaires sur la Shoah ou le Vietnam qu’elles visionnent, écoeurées – le cinéma est omniprésent dans sa fonction de témoignage-. Les films de la réalisatrice ont en commun des scènes qui montrent une femme écrivant. Christa écrit sur les murs de l’appartement où elle s’est réfugiée, seule; Juliane écrit des articles dans lesquels elle raconte la vie de sa soeur ; Rosa, en prison, se consacre à une correspondance fournie. L’épreuve de la solitude et de l’enfermement, associée au passage à l’écriture, est pour chacune une forme de libération. Dans cette “chambre à soi” et cette appréhension du réel par le  langage, chaque héroïne trouve sa force. 

Les années de plomb est construit autour d’une mise en abîme de l’acte de dire. Le film se clôt sur l’injonction de l’enfant de sa soeur, que Juliane a finalement recueilli: “Raconte!” et l’on comprend qu’il est, dans son entier, voué à ce travail de mémoire et de transmission. Les générations d’après-guerre ne peuvent se construire que par la pleine connaissance de l’histoire dont elles sont les héritières. 

Cependant,  les stigmates et les non-dits du passé s’ inscrivent toujours dans les corps. C’est pourquoi le cinéma de Von Trotta n’est pas froidement conceptuel. Des visions de corps meurtris émaillent le film. L’image du cadavre de Mariane rappelle celle d’une femme morte dans les camps, entrevue plus tôt dans le film. Le corps brûlé de Ian, son fils, victime d’une redresseur de torts, évoque les images d’enfants vietnamiens qu’une autre séance de cinéma a exposées. C’est aussi par le corps que Juliane, adolescente, exprime sa révolte naissante, dans une des plus belles scènes du film:  lors de la fête de son lycée, tandis qu’enfants et parents sont invités à danser ensemble une valse, elle se meut ostensiblement seule au milieu de la piste. De la même façon, la confrontation idéologique des deux soeurs est sans cesse contredite par des images qui superposent leurs visages ( magnifique variation autour de la scène du parloir ), par des étreintes, des vêtements ou des  postures que l’une emprunte à l’autre. Par-delà le débat d’idées se dessine alors une magnifique histoire d’amour sororal, de révolte, et de mort. 

Redécouvrir le cinéma de Margarethe Von Trotta, c’est redécouvrir une oeuvre où, sans conteste, le personnel est politique et le politique est personnel.

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A propos de Noëlle Gires

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