Culturopoing a toujours apprécié et défendu mordicus Marco Bellocchio… À titre personnel, nous avons publié des articles des plus positifs sur Sangue del mio sangue (2015 – Culturopoing), La Belle endormie (2013 – site de la revue Éclipses), Le Prince de Hombourg (1997 – sortie en 2015 – Culturopoing), Les Poings dans les poches (1965 – ressortie en 2016 – Culturopoing). Inutile donc de dire que l’attente concernant le nouveau film du natif de Bobbio, Fais de beaux rêves, était grande. Mais, las, la déception est finalement tout aussi grande.

Ce film est l’adaptation d’un best-seller publié par l’Italien Massimo Gramenilli en 2012. Un récit autobiographique.

Fais de beaux rêves retrace le parcours complexe et douloureux de Massimo, qui perd tout jeune sa maman follement aimée et aimante. L’enfant refuse cette perte. La dénégation passe par une révolte contre le père autoritaire, à la mine des plus renfrognées, contre un prêtre affirmant que la jeune femme a été rappelée au Paradis par Dieu, et qu’elle est devenue l’« ange gardien » de son fils. Massimo veut sa maman vivante, il veut la croire encore en vie, et fait croire à ses amis qu’elle l’est… Elle ne sera pas son ange gardien – l’adopter comme telle serait reconnaître son décès. Massimo s’est fait un compagnon plus rude : Belphégor – une figure que l’on trouve, récurrente, dans le roman de Gramenilli. Une sorte de démon intérieur, qui le pousse à la colère, est le symbole de l’ire filiale. Belphégor, que Massimo avait vu à la télévision avec sa génitrice adorée, dans la série réalisée par Claude Barma en 1964, avec Juliette Gréco. La peur liait d’ailleurs fortement les deux spectateurs. Belphégor, un possible substitut au père décevant, une probable représentation des démons qui ont habité sa mère et dont l’enfant perçoit inconsciemment l’existence.

Massimo grandit. Sa profession de journaliste lui permet d’avancer positivement dans la vie, même si, à travers elle, il bute indéfiniment sur le souvenir de sa mère et l’événement traumatisant qu’a constitué sa disparition. Sa vie affective est plus chaotique. Il n’est pas capable de donner de l’amour à autrui. Une jeune fille qu’il fréquente lui reproche de s’enfermer en lui-même. Significative est l’une des scènes où elle apparaît : dansant dans une boite techno où sont projetées des images de Nosferatu le vampire… Le protagoniste arrive, puis s’enfuit finalement par un couloir oppressant qui tient du tunnel et de l’antre intérieur.

À l’occasion de la manifestation psychosomatique de troubles évidemment liés à ce qu’il a vécu, refoulé, mal géré, Massimo fait la rencontre d’Elisa, une doctoresse avec qui il va se lier et qui va l’aider à se soigner. Une sage-femme qui va lui permettre de chasser ses démons, de se re/construire – cf. la scène du miroir -, d’oublier cette présence obsédante de la mère faussement immortelle. De se réconcilier avec ce qu’il ressent comme hostile. De mieux vivre en son présent… et avec elle.

Fais de beaux rêves ne manque pas de qualités… Mais c’est quand même le moins que l’on puisse attendre d’un réalisateur chevronné comme Bellocchio.

Au niveau de la structure narrative, le film montre l’évolution existentielle du héros, la façon dont il s’apaise sinon guérit, à travers un continuel va-et-vient entre le présent – Massimo adulte – et le passé – l’enfant Massimo heureux avec sa mère, la mort de cette mère et l’enfant malheureux. Voire entre le présent – Massimo adulte à un certain âge – et le futur – Massimo adulte à un âge plus avancé. Une manière de montrer comment, d’abord, les époques se télescopent confusément, s’interpénètrent pathologiquement en l’esprit du protagoniste. Les passages d’un temps à un autre, d’un âge du personnage à un autre, sont parfois joliment produits, que ce soit à travers la coupe franche ou le glissé de caméra.

Autre aspect à mettre au crédit du film : la richesse et la complexité positive des personnages. Le père. Il a les défauts que nous avons évoqués plus haut. En même temps, c’est lui qui semble initier son fils au football. Un sport qui va compter dans la vie de l’homme-Massimo – au niveau ludique, professionnel -, et qu’il défendra à l’occasion de quelque discussion avec un pourfendeur du ballon rond. Le personnage de l’ecclésiastique docte – incarné par Roberto Herlitzka, l’un des acteurs les plus mémorables du cinéma de Bellocchio. Il cherche à conjuguer souplement science et religion, et pousse le jeune Massimo non tant à avoir la Foi qu’à avoir foi en lui-même.
La mère. Elle est montrée, à certains moments, comme ayant un pouvoir sur le petit être qu’elle met au monde, éduque, et comme pouvant en jouer dangereusement. Massimo le ressent, lui qui, adulte, vit une histoire où la haine va finalement se mêler à l’amour.
Le final n’est pas sans cherme et intérêt, qui montre le protagoniste se laissant aller à l’oubli aux côtés d’Elisa, en retrouvant la paix intérieure et sa mère – dans ce carton-cocon qui servait à jouer à cache-cache dans le lointain passé.

Mais beaucoup d’aspects, de scènes nous gênent, à titre personnel. Fais de beaux rêves est plombé par eux.

Plusieurs acteurs/personnages manquent sérieusement de charisme. Ni le jeune Massimo, ni la mère dépressive – Barbara Ronhi, qui sait, cela dit, assez bien mêler sourires et larmes – ne nous ont véritablement ému. Les images, bien que soignées, travaillées en fonction de l’époque à laquelle elles renvoient, ne nous ont pas séduit, non plus que les décors – Seigneur, quelles affreuses crèches de Noël ! L’ univers du football – les vues sur le stade de Turin, sur les supporters en liesse, les banderoles ? Ce n’est pas du rêve, c’est un cauchemar esthétique.
La plupart des scènes où le protagoniste se retrouve en une situation qui évoque son passé, son vécu, ou, au contraire, ce qu’il n’a pas vécu, n’est pas encore en mesure de vivre, sont attendues, pesantes, parfois ridicules… Que l’on pense aux statues de Napoléon, dont les tailles pourraient correspondre à la place que le père occupe dans la vie de l’enfant, à la valeur que celui-ci lui attribue à tel ou tel moment – la référence à Napoléon comme modèle pour le père est présente dans le roman, mais c’est dans le film que l’empereur est matérialisé en différentes sculptures. Au tableau éléphantesque du jeune ami Enrico qui trône dans l’appartement de la mère – incarnée par la charnelle Emmanuelle Devos… Au modèle photographique constitué, à Sarajevo, par un enfant assis sur une chaise aux côtés d’une femme morte gisant dans son sang. Aux messages bien trop limpides, presque simplets, passant à travers les lettres qui sont écrites et lues dans la scène du courrier des lecteurs de La Stampa. À la scène du saut dans la piscine qui fait écho au saut dans le vide de la mère, et qui est censée fonctionner comme une épreuve cathartique pour Massimo.

Bellocchio a déclaré (in Dossier de presse) : « Cette histoire m’a beaucoup frappé, ému car elle évoque de nombreux thèmes déjà abordés dans mes précédents films… La famille, la maman (détruite y compris au sens propre du terme, assassinée littéralement), le papa, l’appartement où se déroule la moitié du film, à différentes époques, trente ans au moins durant lesquels l’Italie change radicalement, y compris par-delà les fenêtres… » ? [On pourrait d’ailleurs ajouter : à travers la petite lucarne].
Notre sentiment, notre hypothèse, sont que Fais de beaux rêves est une commande. Au sens le plus négatif que peut avoir ce terme. Nous imaginons que le réalisateur en a tiré quelque bénéfice pécuniaire, et c’est tant mieux pour lui, mais nous pensons qu’il n’a pas été en mesure de donner le meilleur de lui-même. Si un certain nombre de thèmes sont assurément bellocchiens, ils ont plutôt enfermé le réalisateur en son monde : celui-ci donne plusieurs fois l’impression de radoter, de n’offrir qu’une compilation un peu stérile de son cinéma. Anticléricalisme, défiance vis-à-vis de l’autorité paternelle, amour pour la mère, troubles psychiques et claustration intérieure, importance de la cure

Le problème de Fais de beaux rêves est que, malgré les apparences qu’il veut se donner, il n’ouvre sur aucune interrogation, il ne fait que donner des réponses. C’est comme si, finalement, tout y est dit. Ce que Bellocchio appelle un « coup de théâtre », et qui est ce moment où Massimo est censé découvrir la véritable cause de la mort de sa mère, qui lui avait été cachée par son père, et que lui-même n’avait probablement pas voulu connaître, n’en est pas un. Aucune véritable surprise, en tout cas pour nous. Trop d’indices ont été disséminés en amont pour que l’on ne s’attende pas à l’arrivée de cette péripétie, ou que l’on ne sente pas quelle est la vérité, ou tout au moins de quelle nature elle va être.

Où est passé ce qui faisait le charme éblouissant d’un film comme Sangue del mio sangue ?… Son association si libre, si audacieuse en notre époque, entre des situations et des personnages appartenant à des époques incommensurablement éloignées, et ne se faisant qu’échos incertains. La quasi-impossibilité, positive, pour le spectateur de rassembler les pièces d’un puzzle dont le cinéaste n’avait peut-être pas lui-même le motif complet… L’énigme faite œuvre.

 

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A propos de Enrique SEKNADJE

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