De Charlie Chaplin à Wang Bing, de Ken Loach à Fritz Lang, le cinéma, tout le long de son histoire, s’est confronté à la machination des corps, l’asservissement au travail et l’aliénation à la productivité capitaliste. Le constat est toujours le même, seuls les visages de sa représentation changent : ici, nous sommes avec Aurora, jeune immigrée portugaise en Ecosse, et préparatrice de commande au timing chronométré. Le corps peu à peu se déshumanise, disparaît dans les profondeurs de l’absence, le travail devient le seul espace vital, la vie, elle, celle de « l’extérieur », n’existe plus, elle est effacée au profit de la fatigue, et de la fatalité d’un futur condamné. Aurora est enchainée, prisonnière du profit, bétail invisibilisé (son prénom inconnu, elle s’identifie par des numéros) qui peu à peu disparaît, s’efface dans la masse de travailleurs sans visages.

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Il y a donc la déshumanisation du corps, la solitude qui écrase et qui rarifie drastiquement les interactions sociales. A un tel point qu’elles en deviennent malaisantes (lorsqu’elle tente de poser sa tête sur l’épaule de son colocataire, lorsqu’elle agrippe un inconnu dans un parc). La beauté de son visage qui, le temps d’un instant, se redécouvre face à une maquilleuse va rapidement s’éteindre et replonger dans la détresse. Car lorsque des larmes, ses toutes premières, pourtant jusqu’alors si contenues, finissent par jaillir lors d’un entretien d’embauche, c’est parce qu’Aurora est incapable de parler d’elle-même, de s’identifier en tant qu’individualité. Mais comment parler de soi, lorsque son « soi » n’existe plus ? Lorsque sa propre identité se résume à un numéro, des codes, un chronomètre, une barre chocolatée en guise de récompense à la performance. Il n’y a plus d’Aurora, mais un corps décharné, dévitalisé, robotisé : l’humain en fusion de la machine.

La déshumanisation passe aussi par l’absence de vie extérieure, culturellement la seule discussion ressassée est le nom d’une série recitée sans cesse, la seule activité que Aurora puisse citer en dehors de son travail est la lessive. Le goût du plaisir simple (qu’elle goutera par l’achat de simples muffins) lui aussi a disparu, il y a ici une anesthésie des sens, un mort lente et progressive de l’humain, un déclassement non pas que social, mais aussi de « l’être ». Ces travailleurs deviennent une forme lugubre de sous-homme (et cette terrible scène où un enfant jette une cacahuète à Aurora d’un promontoire qui surnage l’entrepôt), invisible, délaissé, abandonné à un sort tragiquement inéluctable, la mort : la mort littérale (lorsqu’un collègue dont personne ne connaît le nom se suicide), la mort projetée (lorsqu’Aurora regarde cette corde), la mort théorique (par l’anesthésie des sens et du corps).

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Dans On Falling, le corps se meurt en silence, la machinerie de la productivité condamne. De Chaplin à Wang Bing, et ici avec Laura Carreira, le constat est toujours le même, seuls les visages de sa représentation changent : l’Homme asservi, déshumanisé, robotisé jusqu’à sa propre extinction.

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