Francis Coppola – « Dementia 13 » / « Conversation secrète » / « Apocalypse Now » [ Editions restaurées UHD]

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Chaque histoire, chaque vie, chaque oeuvre se doit d’avoir un début. Comme chacun le sait, la carrière de Coppola commence avec l’écurie Corman. Après avoir été co-réalisateur de The Terror (1963) à l’instar de Monte Hellman, Jack Hill ou Jack Nicholson, le voilà capitaine du navire sur son premier long métrage : Dementia 13 (1963). Pas de surprise : être seul maître à bord avec Corman se révèle impossible, le producteur cherchant à imposer son regard sur ses projets, plus avide de ne pas perdre de l’argent que de laisser le champ libre à ses cinéastes en herbe. Dementia 13 sera donc remonté à la sauce Corman, avec des séquences supplémentaires non désirées par Coppola pour attirer le public. Aussi la version de soixante-sept minutes estampillée director’s cut présentée dans cette édition est – enfin – telle que le jeune cinéaste de vingt-quatre ans l’avait conçue à l’origine. Aussi ancré dans le cinéma de genre qu’il soit, Dementia 13 reste en effet un projet personnel, écrit et mis en scène par Coppola. Aussi étonnant que cela puisse paraître de la part d’un cinéaste on ne peut plus américain mais cinéphile averti, Coppola y rend hommage à l’épouvante à l’européenne. Le whodunit selon Coppola rappelle le giallo dans sa manière de plonger l’intrigue policière dans le fantasme en installant un climat fantastique. Le trauma enfantin, les meurtres nocturnes, le décorum du cauchemar contribuent à décrocher du réel, et ceci malgré une résolution radclifienne qui n’a rien de surnaturel. Mais c’est cette beauté onirique qui prime et imprime la rétine du spectateur. La partition entêtante de Ronald Stein et Les Baxter, sa petite ritournelle funèbre au clavecin, enfantine et cruelle, participe à la fascination. S’il préfigure presque la réaction en chaîne de La Baie Sanglante de Mario Bava (1972) avec sa quête effrénée, ses personnages négatifs et cyniques, son intervention du destin, et plus encore l’épouvante à l’anglaise imprègnent l’univers de Dementia 13, au point de faire régulièrement illusion quant à sa provenance. Agatha Christie rôde, mais également Daphné du Maurier pour cette atmosphère aux confins du fantastique, dans laquelle domine le souvenir d’une disparue – ici une petite fille noyée – , trauma persistant d’un événement tragique et mystérieux jamais élucidé, où les fantômes supposés laissent place à la double interprétation. Cette attirance pour l’apparat gothique, avec sa demeure irlandaise, ses poupées inquiétantes, ses bois étranges, ses étangs parfaits pour y mourir et ses coups de haches fatals, révèle l’amour de Coppola pour les thrillers horrifiques de la Hammer à la façon du magnifique Hurler de Peur de Seth Holt qui lui aussi se plaisait à plonger ses corps dans l’eau et à faire apparaître des spectres terrifiants devant son héroïne coincée dans son fauteuil roulant. La présence de Patrick Magee en médecin improvisé détective y est sûrement pour beaucoup. En quelques stupéfiantes idées de mise en scène, la première incursion de Coppola dans le cinéma prouve qu’elle est bien plus qu’un exercice de style mineur. Une belle œuvre horrifique peuplée de visions macabres poétiques et effrayantes. (O.R.)

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Après une première merveille (Les Gens de La Pluie, 1969) puis le premier opus du Parrain (1972), le cinéaste revient avec un projet qui lui appartient intégralement puisqu’il ne s’agit pas d’une adaptation mais d’un scénario original.  Conversation secrète (1974) sera également sa première Palme d’or. Dire que Conversation Secrète (The Conversation) est un thriller d’espionnage est tout aussi faux que de réduire Apocalypse Now, son successeur, à un film de guerre. L’un et l’autre constituent autant des modèles des genres qu’ils incarnent que leur échappée. De la même façon, le statut de chef-d’œuvre de ces deux films tient autant à leurs qualités artistiques qu’au contenu excessivement « politique » qu’on leur concède. Pourtant, Coppola n’est pas un réalisateur au message bien articulé, qu’il s’agisse des écoutes, des complots politiques ou du Vietnam, mais davantage un metteur en scène évocateur, qui se prête à toutes les digressions baroques ou fantastiques pour traduire une expérience, d’abord individuelle, de la folie ou de la paranoïa, qui englobe bien sûr les réalités contemporaines qui la font naître. La saisie des réalités semble s’opérer chez le cinéaste sur un mode davantage intuitif et plastique que raisonné ou discursif. En ce sens, le personnage d’Harry Caul (Gene Hackman), cette sorte d’agent de l’espionnage sur écoutes, préfigure le Capitaine Willard (Martin Sheen) d’Apocalypse Now. Il suit un itinéraire de désagrégation psychique semblable, qui lui fera perdre complètement contact avec la réalité.

Conversation Secrète s’échafaude donc sur la double trame du film noir et du film d’espionnage, avec une bascule à mi-récit, dans une forme de fantastique mental et onirique qui nous fait épouser la vision aliénée d’Harry Caul. L’expérience de ce technicien anonyme est d’autant plus solitaire qu’elle semble renforcée par sa clandestinité et par le rapport, aussi déshumanisé que médiatisé, qu’il entretient avec ses proies ou ses commanditaires. C’est l’horreur croissante de sa fonction, celle du technicien-automate enfermé dans son bocal, qui, avivée par un semblant d’empathie humaine pour ses victimes, finit par avoir raison de lui… Conversation Secrète tient donc du drame fantastique, avec un lent crescendo horrifique, et n’a pas forcément la lisibilité narrative ou psychologique qu’on attendrait d’un chef-d’œuvre dans l’acception classique du terme. Et tant mieux, c’est bien ce qui le fait survivre plus que jamais aux ravages du temps et le rend si moderne, avant les dispositifs formels sur les médias invasifs et aliénants d’un De Palma et d’une Bigelow. C’est bien un film de climax, porté par la très grande interprétation de Gene Hackman, mais également par les boucles obsédantes du piano de David Shire et les triturages électroniques du monteur Walter Murch. C’est un film éminemment contemporain, qui fait un traitement « intériorisé » du récit et invente un lieu cinématographique inédit, quelque part entre les différents registres qu’il sape et qu’il déforme. Hallucinations perceptives, doute existentiel et presque métaphysique, sombre pessimisme d’une âme asservie et vampirisée par son outil technique. C’est évidemment un gigantesque film « sonore », une oeuvre théorique sur le son, comme le sera plus tard le Blow Out de De Palma. Il serait d’ailleurs passionnant de tenter l’expérience de se priver de l’image de The Conversation afin de juste l’écouter.  Avec son héros habitant ou traversant des espaces vides, et épiant la vie des autres pour mieux masquer le grand vide de la sienne, on tient également l’un des plus grands films sur la solitude urbaine contemporaine. Où qu’il soit et même lorsqu’il dialogue avec l’autre, Harry reste désespérément seul. Ce long métrage se raccroche alors à d’autres grandes oeuvres paranoïaques et antonioniennes – et presque abstraites – immergées dans des architectures coupantes et des dépressions citadines comme A cause d’un assassinat d’Alan J. Pakula réalisé la même année. Pour l’immense scénariste et metteur en scène qu’est Coppola, on pourrait aussi opérer une relecture autobiographique de Conversation Secrète et y voir une réflexion autour de son travail de cinéaste forcené vampirisé par son art au point d’en devenir aveugle. (W.L & O.R)

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Le réalisateur poursuit son irrésistible ascension avec Le Parrain II, probablement le meilleur des trois, qui sort la même année. Le silence qui suit s’explique tout simplement par le nombre d’années de préparation que nécessitera le projet le plus démiurgique de sa carrière au nom qui sonne comme une mise en abîme. Apocalypse Now s’affirme bien moins comme un film sur le Vietnam que comme une descente sur le fleuve des Enfers, dans l’enfer de la psyché, du Mal inné à l’espèce. Lorsqu’au fil des conversations cinéphiles arrive la question « Quel est pour toi le meilleur film sur la guerre du Vietnam ? », Apocalypse Now arrive généralement en tête de liste. Et pourtant, à la différence de cinéastes qui abordent de manière assez directe le sujet en évoquant l’héroïsme des héros disparus (Platoon) ou en cartographiant le Mal (Full Metal Jacket), le film de Coppola est bien avant tout métaphysique, une matérialisation par le chaos de l’image de l’abîme intérieure, du paysage infini et incandescent du cerveau humain. Un peu comme si le Jugement dernier de Bosch scrutait la tempête dans un crâne. On a longtemps retenu d’Apocalypse Now son décor spatio-temporel en oubliant l’adaptation de Conrad auquel il est si fidèle : « Au cœur des ténèbres », quel plus beau titre pour définir également le film de Coppola ? L’odyssée du Capitaine Willard pour aller tuer le Colonel Kurtz, « passé de l’autre côté », se mue en quête existentielle (on trouvera de nombreux points communs avec une autre descente, symbolique, celle d’Aguirre) vers son moi, vers son double, au risquer de lui aussi sombrer dans la partie obscure. Folie humaine qui semble avoir possédé le monde, chaos baroque et visions hallucinées, la forme et le fond s’interpénètrent pour une immersion totale. Apocalypse Now semble agir comme un venin sur ses personnages comme sur ses acteurs, et nous entraîne avec tous, sans lutte possible. Toute la démesure de ce chef-d’œuvre hanté se déploie dans cette édition exemplaire. On peut toujours se dire, comme en archéologie, que de nouvelles découvertes seront faites et que de nouvelles archives pourront être exhumées un jour, mais toujours est-il que cette édition a tout pour être la définitive. L’image de ce final cut est estomaquante. Coppola a préféré ne rien y ajouter : ni la version d’origine de l’exploitation en salles, ni la version Redux. Mais quelles que soient les préférences, ce montage reste magnifique et largement moins contestable que les partis pris sonores du remontage d’Outsiders. Comme unique supplément (outre les commentaires audios de Coppola), le passionnant documentaire sur le tournage Hearts of Darkness co-réalisé par Fax Bahr et George Hickenlooper, essentiellement à partir des images d’archives d’Eleanor Coppola, qui vient en ajouter à l’idée qu’une création peut contaminer son créateur et son entourage de manière quasi surnaturelle. Cet enfer composé par un Coppola visionnaire était devenu le sien et celui des autres. (O.R.)

 

Suppléments

Dementia 13
« Prologue – Étes-vous prêt à voir Dementia 13″ ? (6’44 »)
Commentaire audio de Francis Ford Coppola /
Introduction du film par Francis Ford Coppola

Conversation Secrète

Commentaire audio de Francis Ford Coppola
Commentaire audio de Walter Murch
Making of « Gros plan sur Conversation secrète » (76′)
Interview de David Shire (11′)
Interview de Gene Hackman (4′)
« Le San Francisco de Harry Caul – 1973 vs 2011″ (3’42 »)
Bande-annonce (2′)
Essai : Cindy Williams dans le rôle d’Amy (5′)
Essai : Harrison Ford dans le rôle de Mark (7′)
« No Cigar » : court métrage de Francis Ford Coppola (1956, 3′)
Francis Ford Coppola rencontre les étudiants de la Fémis (22’48 »)
Lecture du scénario par Francis Ford Coppola qui revient sur certaines scènes inédites et d’autres jamais tournées :
– « Scène d’ouverture » (2’42 »)
– « La Vie d’Harry Caul » (inédite, 2’27 »)
– « La Convention » (incluant des scènes non filmées, 4’31 »)
– « Fin au poste de police » (15′)
– « Présentation Frank Lovista » (11’36 »)
– « Jack Tar Hotel » (10’35 »)
Introduction du film par Francis Ford Coppola
Questions-réponses avec Walter Murch au Curzon Soho (2017, 43’28 »)

Apocalypse Now

making of « Hearts of Darkness : L’Apocalypse d’un metteur en scène » (1991, 96′, VOST)

Combos Blu-Ray / UHD édités par Pathé

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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