En 2015, lorsqu’il présentait Carol en compétition dans la sélection officielle du Festival de Cannes, Todd Haynes n’avait plus réalisé pour le cinéma depuis huit ans et son évocation aussi virtuose que cryptique de Bob Dylan sur I’m not There. Il s’était absenté pour développer à la télévision une seconde adaptation (après celle de Michael Curtiz) de Mildred Pierce de James M. Cain en 2011, avec Kate Winslet. Ce sixième long-métrage allait le faire passer de cinéaste remarqué à auteur reconnu et célébré.

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À l’origine, il y avait un projet de longue haleine. Un script de Phyllis Nagy adapté de The Prince of Salt, le deuxième roman de Patricia Highsmith, publié sous le pseudonyme de Claire Morgan en 1952. L’ouvrage ne sera officiellement titré Carol qu’en 1990 et reprendra à cette occasion le nom de l’écrivaine, qui y ajoutera une postface. Une œuvre à part dans sa carrière puisqu’il s’agit de son seul livre non policier. Le moteur de l’intrigue est le sentiment amoureux partagé de deux femmes au cours des années 50. Un postulat qui puise son inspiration directement dans deux épisodes de la vie de la romancière. Tout d’abord, l’histoire d’amour dépeinte dans le livre (puis dans le film) s’inspire de sa romance avec Virginia Kent Catherwood, une femme bourgeoise plus âgée qu’elle qui a perdu la garde de son enfant du fait de ses relations homosexuelles. Vient ensuite sa rencontre avec Kathleen Wiggins Senn, une femme blonde qui portait un manteau de vison, tandis qu’elle travaillait comme vendeuse au rayon des jouets de Bloomingdale’s à New York durant les fêtes de Noël en 1948. Elle aurait écrit un plan de huit pages le soir même avant de développer le texte dans les semaines qui suivirent et de l’achever en 1951. Elle serait allée jusque chez elle sans oser la rencontrer. Mme Senn, dépressive, a mis fin à ses jours au monoxyde de carbone avant la publication du livre.
Dramaturge venue du monde de l’art dramatique, Phyllis Nagy a beaucoup travaillé auprès de Stephen Daldry au sein de la Royal Court Theatre. Elle a également côtoyé Patricia Highsmith au cours des dix dernières années de sa vie (elle est décédée en 1995). La scénariste a d’ailleurs transposé pour la scène Le Talentueux Monsieur Ripley en 1998. Un an plus tôt, elle avait commencé à développer une adaptation de The Prince of Salt. Ce projet de film mettra près de vingt ans à aboutir en raison de difficultés de financements (dans les années 90, une histoire d’amour entre deux femmes restait un sujet difficile à vendre), puis plusieurs faux départs. Soutenue par la productrice Elizabeth Karlsen, elle tient bon au gré des différents rebondissements et autres coups d’arrêt. L’arrivée de Cate Blanchett dans l’équation débloque la situation financière et une équipe commence à se mettre en place mais le réalisateur pressenti, John Crowley, est contraint de se désengager en raison d’un conflit de planning. Karlsen demande alors conseils à la productrice Christine Vachon, productrice historique de Todd Haynes, qui lui suggère le nom du cinéaste, à ce moment-là libre de tout contrat. Ce dernier répond favorablement à la proposition et s’attelle pour la première fois de sa carrière à la mise en scène d’un film sur lequel il n’a participé ni à l’écriture ni au développement. Il retrouve néanmoins une famille de cinéma qu’il connaît bien : Cate Blanchett qu’il a déjà dirigé sur I’m Not There et la costumière Sandy Powell bientôt rejointes par le chef opérateur Ed Lachman (Loin du Paradis, I’m not there, Mildred Pierce) ou le compositeur Carter Burwell.

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La suite est plus ou moins connue : Carol devient le plus gros succès de la carrière de son auteur, Rooney Mara obtient le prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes (en partage avec Emmanuelle Bercot pour Mon Roi). En 2016, le Festival londonien du film Gay et Lesbien le consacre meilleur film LGBT de tous les temps. Dix ans plus tard, le jeune éditeur BubbelPop se charge de fêter son dixième anniversaire avec un somptueux coffret Collector comprenant une remasterisation 4K (il s’agit d’une première mondiale) avec un UHD, deux blu-ray, de très nombreux bonus exclusifs ainsi qu’un livret de cent pages. C’est un prétexte rêvé pour replonger dans ce film essentiel de la décennie 2010 qui n’a rien perdu de son éclat, de sa puissance, de son intelligence et de sa beauté.
Dans le New York des années 1950, Therese Belivet (Rooney Mara), une jeune employée de grand magasin passionnée de photographie, mène une existence ordinaire. Sa vie bascule lorsque Carol Aird (Cate Blanchett), une femme élégante et distinguée, se présente à son comptoir. Entre les deux femmes naît immédiatement une relation intense, faite de fascination et de désir. Mais cette relation est menacée par les conventions sociales et les préjugés de l’époque. Alors que Carol risque de perdre la garde de sa fille à cause de cette liaison jugée scandaleuse, elles doivent choisir entre leurs sentiments et les sacrifices imposés par la société.

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De l’extérieur vers l’intérieur, la caméra observe lentement une bouche d’aération, traverse une rue bruyante au milieu de la foule, puis pénètre dans les murs d’un restaurant. La musique monte crescendo et rythme cette introduction dans le vif qui nous présente deux femmes dont on ignore à ce stade la nature de la relation. Therese et Carol s’apprêtent à se dire au revoir. La première monte à l’arrière d’une voiture, des fragments de souvenirs apparaissent derrière la vitre humide du véhicule, des larmes semblent contenues sur son visage. On ne sait pas encore véritablement qui elles sont, ce qui les lient exactement, mais on commence à appréhender leur relation par sa fin… ou presque. Carol démarre avec l’évidence des grands classiques. Le cinéaste renoue avec une veine qu’il a déjà investie dans Loin du Paradis ou Mildred Pierce, à savoir un cinéma rétro et temporellement défini. La reconstitution ultra soignée, dont la méticulosité confine au fétichisme perfectionniste, captive immédiatement le regard. Cet écrin chiadé, qui du maquillage aux costumes en passant par les décors, est truffé de détails et de précisions, ne laisse rien au hasard. La photo splendide et la mise en scène sophistiquée parachèvent un travail minutieux où le sublime s’exprime à chaque seconde. L’artisanat déployé pour parvenir à cette exigence esthétique est palpable, il accroche l’œil. C’est pourtant moins la prouesse en tant que telle qui impressionne que la manière dont Todd Haynes se mue en formaliste bouleversant, transcendant le simple pastiche. Sa manière d’effleurer et contenir l’émotion dès ces premiers instants tout en se tenant à distance du moindre effet facile, éblouit. Sa capacité à dire par fragments et intentions suggérées (un raccord, un surcadrage…) épate et intrigue : Où va-t-il nous mener ? Que veut-il nous dire ? Un retour en arrière va nous permettre de répondre à ces interrogations.

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Dès la première rencontre entre Therese et Carol, deux attitudes et deux statuts sociaux se révèlent à travers leurs échanges de regards, leurs gestes et leurs vocabulaires respectifs. Elles incarnent l’une et l’autre deux facettes des conventions d’une époque pleine d’interdits : une grande bourgeoise apparemment assurée et une modeste employée attentionnée aux multiples aspirations artistiques. Elles expriment des douleurs indicibles ainsi qu’une violence sociale dissimulée derrière l’élégance feutrée et la subtilité de la mise en scène. Elles sont chacune à l’aube de changements importants, Carol est en instance de divorce, Therese couve des ambitions qu’elle n’ose encore affirmer. C’est par cette dernière que l’on pénètre dans le récit et que cette histoire nous est racontée. Sa partenaire donne son prénom à l’œuvre, elle est l’objet et le sujet de son désir. C’est la subjectivité du point de vue de la jeune vendeuse que Todd Haynes et Ed Lachman cherchent à approcher au moyen d’un travail rigoureux inspiré, entre autres, par les photographies de Saul Leiter. Baies vitrées, miroirs, reflets… Plusieurs couches caractérisent les images et la profondeur de champ, comme s’il y avait un filtre entre l’écran et le personnage au-delà de ceux déjà employés par les deux hommes pour retrouver la patine de l’époque. Cette manière d’orienter l’attention avec précision, loin d’étouffer ou distancier le protagoniste, tend à libérer l’action. Elle intensifie ses battements de cœur et sa respiration, pour transformer les petits « riens » en climax potentiels. La prouesse de Todd Haynes est de flirter avec le maniérisme pour mieux laisser affleurer sa propre sensibilité.

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Lorsque Therese doit brutalement quitter le domicile de Carol, ses larmes se mêlent aux gouttes sur la vitre. Cette scène dévoile la noirceur de l’intrigue tout en ébranlant la stature de son hôte. Son poids au sein d’une société machiste est confronté à des limites qu’elle découvre. Carol n’est pas seulement l’évocation d’une époque passée et conservatrice à l’aune d’un présent marqué par des avancées progressistes, c’est avant tout l’histoire universelle d’émancipations féminines, ancrée dans un classicisme intemporel. Le cinéaste saisit un espace constamment sur la brèche entre la possibilité d’une aventure et le retour au réel, à sa violence intégrée. Lorsque les deux femmes partent en virée, s’ouvre une parenthèse qui les soustrait temporairement à leur quotidien, qui ne peut se refermer que dans la brutalité. Elles vont au bout de leurs désirs et s’abandonnent littéralement l’une à l’autre. La réalité les rattrape : dans ce monde, les hommes croient avoir tous les droits. Ce lâcher-prise interrompu, fait cependant tomber les barrières et certaines conventions (du vouvoiement au tutoiement), en plus de faire naître une sensation d’égalité nouvelle entre elles. Todd Haynes rend hommage à un texte pionnier dans sa représentation de l’amour lesbien, mais l’essence de son geste est ailleurs. Il se sert de sa maîtrise absolue pour ausculter le sentiment amoureux, sa puissance mais aussi sa délicatesse et sa fébrilité. Sa virtuosité est le meilleur outil pour capter l’indécision et l’incertitude, la vulnérabilité et la force. Dans un romantisme empreint de réalisme, il transforme la « négativité » en levier de courage et d’affirmation. Therese apprend à dire non et à affirmer ses désirs, elle devient maîtresse de son existence. Dans le même temps, Carol renonce à ses privilèges pour pouvoir espérer vivre cet amour. C’est aussi au prix de ces sacrifices que leur histoire peut trouver son équilibre, mais aussi une vérité universelle : les sentiments transcendent les individus. Les plans finaux et une issue heureuse suggérée, bouleversent sans figer la situation, ils ouvrent la voie à un bonheur total, sans le certifier. À l’image d’une œuvre qui s’affirme tout en laissant des espaces de flou et de suspense.

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Il est impossible de ne pas consacrer quelques lignes au duo de comédiennes absolument exceptionnelles qui campent Therese et Carol. Deux écoles de jeu se rencontrent. L’intemporelle Cate Blanchett effectue le lien entre les grandes icônes d’hier (la Grace Kelly de Fenêtre sur cour en ligne de mire). Sa prestation très technique, à l’image de son personnage, se laisse pénétrer de fragilités et d’émotions contenues. Rooney Mara, visage de l’ultra-modernité chez David Fincher, se réinvente dans un registre inattendu, plus précieux, plus patient aussi pour se poser en néo-Audrey Hepburn. Ensemble, elles forment un couple de cinéma mythique et mémorable, à la fois évident et inédit, surprenant et éblouissant. Sur un autre versant, il serait dommage de ne pas mentionner le score sublime de Carter Burwell, immense compositeur qui livre l’une des plus belles partitions de sa carrière. Sa musique étoffe l’esthétique et l’émotion sans jamais se substituer à la mise en scène. Elle accompagne le récit sans contrarier ses intentions, apporte un souffle aux détails, à la quotidienneté. Elle évoque l’époque retranscrite sans pour autant figer la période. Burwell s’inscrit dans la longue liste des artisans ayant permis à Todd Haynes de signer, à ce jour, son chef-d’œuvre définitif.

BubbelPop, à qui l’on doit déjà cette année un excellent travail sur Requiem for a dream, s’est attelé à proposer à ce film d’exception, l’édition haut de gamme qui lui faisait défaut. Outre le très beau packaging (l’objet en soi est déjà d’une sidérante beauté), l’éditeur nous permet de replonger en profondeur dans le long-métrage à la faveur de nombreux suppléments captivants. On pense notamment à un entretien de quarante-cinq minutes avec le cinéaste, qui revient sans détour sur toute la conception de ses inspirations photographiques, aux différences de traitement en comparaison avec Loin du Paradis, jusqu’à l’impact culturel de Carol dont il dit ne pas avoir pleinement conscience. Il revient entre autres sur sa volonté de « créer un monde vidé de sa couleur et de sa vitalité bien loin de celui des films de Douglas Sirk par exemple qui touchait quelque chose d’extrêmement authentique et solitaire, et interdit dans le monde où Carol et Therese se rencontrent. ». Les productrices Elizabeth Karlsen et Christine Vachon ainsi que le producteur Stephen Woolley reviennent sur la longue gestation du projet et sa postérité heureuse. La parole est également donnée à la costumière Sandy Powell ou à la maquilleuse/styliste Morag Ross qui travaille depuis vingt-cinq ans aux côtés de Cate Blanchett. Ces différentes interviews permettent de découvrir une multiplicité de facettes de l’œuvre selon divers points de vue. Autre élément essentiel de cette édition, son livret Carol, le miroir d’une vie, pourvu de nombreux textes, parmi lesquels deux entretiens précieux avec Phyllis Nagy et Carter Burwell. Sans oublier, un passionnant écrit de Christian Viviani intitulé Le regard de Todd Haynes et celui de Cate Blanchett. Tous ces documents viennent enrichir la lecture d’un immense film, sans lui ôter sa part de mystère et fascination. Il s’agit sans nul doute de l’une des plus belles éditions de l’année pour l’un des plus grands longs-métrages de la dernière décennie.
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