Jusqu’à très récemment, la cinéphilie française avait surtout retenu de la petite vingtaine de long-métrages tournés par John Sayles le néo-western/drame policier Lone Star (1996), ainsi qu’une participation à divers scénarios de films fantastiques du tournant des décennies 70-80 (Piranha, L’Incroyable Alligator, Hurlements). Depuis quelques années, on observe un net regain d’intérêt pour le travail de ce réalisateur discret, d’abord écrivain, et dont le goût pour l’écriture l’a amené à devenir un grand script doctor du cinéma hollywoodien en parallèle d’une carrière de cinéaste indépendant. C’est fin 2021 que la Cinémathèque Française lui consacrait par exemple, une rétrospective en sa présence. Sur le marché du support physique, il faut saluer le travail de l’éditeur Intersections qui avait déjà inscrit, parmi les tout premiers titres de son catalogue au début de l’année dernière, un autre de ses films : Matewan (1987). Depuis cet automne, on doit à ce même éditeur la sortie sur disque Blu-Ray de Baby it’s you (1983), troisième film de Sayles, qui était resté indisponible sur support vidéo en France depuis une antédiluvienne VHS locative.

Inspiré des souvenirs de l’actrice-productrice Amy Robinson, et de Sayles lui-même, le long-métrage s’intéresse à la rencontre entre une jeune fille plutôt aisée (Jill / Rosanna Arquette) et un garçon italo-américain modeste (« Sheik » / Vincent Spano) dans un lycée du New-Jersey au milieu des années 60. Contemporain des premières productions de John Hughes, et d’une tendance plus générale aux teen movies potaches au sein de la production hollywoodienne des années 80, l’humeur générale de Baby it’s you – pourtant soutenu par un grand studio, Paramount en l’occurrence – tranche avec son époque de tournage et ne connaitra qu’un succès très limité. Hanté par l’Histoire américaine du vingtième siècle, ses conflits sociaux et les mutations sans cesse à l’œuvre au sein d’une société complexe, Sayles (et Robinson) ancre l’histoire du film dans un cadre temporel et culturel extrêmement précis. Au cinéma comme dans la vie, le mitan des sixities américaines se trouve en effet au carrefour de grands mythes issus de la décennie précédente, d’espoirs naissants, rapidement chassés par un désenchantement progressif qui se trouve inscrit au cœur-même de la forme du long-métrage.

© Intersections

Bien que Jill et Sheik vivent dans le même espace physique (un lycée socialement « mixte »), ils n’évoluent pas dans le même monde de représentations, et ce, au-delà ou à cause de leurs différences évidentes d’extraction familiale et économique. Jill, élève douée, rêve d’une carrière de théâtre, s’intéresse aux techniques de l’Actors Studio, discute avec ses amies du dernier film de Paul Newman, colle des photos de Jean-Paul Belmondo à l’intérieur de son casier, tandis que Sheik se « grime » en une pâle copie du mauvais garçon à l’élégance démodé – greaser – et ne jure que par Frank Sinatra. De ce dernier, Jill dira d’ailleurs à ses copines qu’il ressemble à la fois à un vendeur de voitures et à un voleur de voitures. Grand, sec, à la démarche altière, l’incarnation quasi allégorique que donne Vincent Spano de ce jeune homme débarqué comme d’un fantasme d’une époque révolue frappe dès les premières minutes de Baby it’s you. Le film entretient habilement un doute sur le statut – l’existence presque matérielle de Sheik – et son rôle dans ce lycée (est-il un élève ? un intrus ? une âme errante ?). Comme pour le spectateur, il intrigue Jill plus qu’il ne l’a séduit. Le fil du récit adolescent, bien qu’expurgé d’une partie des gimmicks habituels attachés à ce genre de film, suit sa ligne décalée, mais non moins relativement « droite » dans toute sa première moitié. Celle-ci se conclut par un bal de fin d’année auquel Sheik est logiquement exclu en vertu de son inadaptation aux règles en vigueur, à la vie du lycée, à l’époque tout court serions-nous tenté de résumer.

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Long-métrage parfaitement symétrique, la seconde partie de l’intrigue s’installe dans une école supérieure prestigieuse pour filles de New York – le Sarah Lawrence College – où Jill a été admise aux Beaux-Arts, pendant que Sheik s’exile à Miami pour faire le service dans un restaurant et chanter en playback les chansons de ses crooners préférés afin d’y cultiver d’autant mieux ses fantasmes. C’est à partir de cette « séparation », que le film donne réellement à sentir son originalité, formelle et thématique. Jusque-là sûre de ses forces, héritées et/ou acquises, Jill est soudain mise face à l’incertitude de ses choix, à la direction chaotique qu’est en train de prendre sa vie, ballotée par des évènements conjoncturels (finement suggérés plutôt que directement évoqués) tout comme inhérents au passage à l’âge adulte. Dès son premier cours de théâtre par exemple, un professeur inspiré par l’avant-garde l’incite à abandonner ses apprentissages antérieurs, ringardisant immédiatement ce qu’elle avait pris comme des références indiscutables. Un montage en voix off montre le désarroi de la jeune femme alors qu’on entend une lettre au contenu contradictoire lue à ses parents. Le film opère de ce fait un parallélisme éloquent entre l’aveuglement de Sheik, palpable dès le départ, et celui de Jill, dont elle se croyait pourtant en quelque sorte « protégée » dans la première partie, mais duquel elle ne pourra finalement pas se prémunir. Au fond, c’étaient bien ses yeux à elle qui brillaient d’une lumière irréelle, comme possédés par le reflet d’une vitrine du lycée à la lecture de l’attribution d’un rôle. Les chemins des deux personnages vont alors finir naturellement par coïncider. Après des premières retrouvailles à Miami, qui laissaient déjà présager un rapprochement impossible (splendide plan où leurs reflets respectifs se superposent le long de la porte vitrée de l’aéroport avant de se séparer), Sheik retrouvera Jill à New-York pour célébrer une dernière fois leurs illusions respectives, soit tout juste le temps de rattraper un bal de promo dont ils avaient été privés par certaines circonstances quelque temps plus tôt – maigre victoire face à la dure réalité des choses qui reprendra ses droits dès la chanson (Strangers in the night) terminée et le rideau définitivement tiré.

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Baby it’s you (titre emprunté à une chanson de The Shirelles) s’avère également tout à fait remarquable par son approche musicale, en composant une « playlist » qui sait parfois approfondir l’étude psychologique et sociologique des personnages, les enrichit d’émotions et de traits de personnalité que l’image ou les dialogues, seuls, ne pourraient pas entièrement prendre en charge. Elle rythme véritablement le montage et inscrit le film dans une filiation de cinéma, où les amours impossibles se jouent souvent en musique. S’y matérialise à la fois l’écart entre Jill et Sheik et le point de vue rétrospective des auteurs sur cette époque – ces derniers n’hésitant pas à choisir des titres anachroniques (trois chansons de Bruce Springteen dont le chanteur avait généreusement accordé les droits à Sayles en reconnaissance d’une collaboration passée sur plusieurs clips tournés par le réalisateur) pour renforcer leur propos. Par une suite d’associations strictement cinéphiliques et de liens concrets avérés, dont le rapport entre cinéma et musique populaire est un des points saillants, il est un autre cinéaste dont l’ombre plane étrangement sur le film : Martin Scorsese. C’est en effet lui qui avait offert à Robinson son rôle d’actrice le plus célèbre (Mean Streets, 1973). Griffin Dunne et Amy Robinson, les deux co-producteurs de Baby it’s you, feront ensuite appel à lui pour diriger After Hours (1985), tournage pendant lequel il collaborera pour la première fois avec le chef opérateur allemand Michael Baulhaus qui, dans le film de Sayles, débutait sa carrière aux États-Unis.

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Du côté des suppléments du Blu-Ray Intersections, on retrouve Sayles, Robinson et Dunne dans un échange à bâtons rompus pendant une bonne heure et demi, divisé en deux parties. Ils y confrontent leurs souvenirs, se corrigent mutuellement dans une ambiance très amicale et offrent surtout aux cinéphiles un aperçu précieux sur la fabrication d’un film hybride, entre « gros » film indépendant et petit film pour une major, au cœur du cinéma américain du début des années 80. Le matériel éditorial est complété par un essai concis et précis, signé du critique Damien Bonelli (Critikat), reproduit dans un livret d’une vingtaine de pages accompagnant le disque.

© Intersections

 

  • Contenu et caractéristiques techniques du disque :

1983 | 105 MIN | USA | BD-50 | 1920×1080 | 23.976p | FORMAT IMAGE RESPECTÉ 1.85:1 | ANGLAIS 2.0 & FRANÇAIS 1.0 DTS-HD MASTER AUDIO | SOUS-TITRES FRANÇAIS | TOUS PUBLICS

 

  • Compléments du disque :

John Sayles (réalisateur), Amy Robinson et Griffin Dunne (co-producteurs) en conversation (90min, VOSTF) / Bande annonce (VOSTF) / Livret de 20 pages contenant un essai de Damien Bonelli sur le film et son contexte historique

 

Blu-Ray disponible depuis octobre 2025 (Intersections Films)

 

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