Troisième et ultime long métrage du cinéaste grec Kóstas Manoussákis, réalisateur sans concessions aussi météorique que virtuose ayant vu sa carrière s’arrêter net du fait de l’irruption de la Dictature des Colonels dans l’Histoire hellène, Sans un cri (O Fovos, 1966) était invisible en France, ceci jusqu’à ce que la société Intersections se charge d’une formidable édition en format blu-ray, tout aussi passionnante pour la présentation et l’analyse érudites du film par Jacques Spohr (encore approfondies dans un livret d’une quarantaine de pages accompagnant le support) que pour l’oeuvre elle-même. Cette peinture cruelle et brutale de la vie d’une ferme enfermant tous types de désirs et les frustrations qui les accompagnent saisit tout autant pour le portrait réaliste, presque renoirien (on peut penser à Toni [1935]), d’une Grèce rurale en voie de disparition que pour la mise en scène magistrale d’un cinéaste visionnaire et, paradoxalement, artistiquement condamné pour cette raison.

Ruralité et animalité (©Intersections FIlms)
Une ferme, donc. Y vivent : le propriétaire patriarche (Alexis Damianos), aussi rude à la campagne qu’il est libertin à la ville, démantelant les terres d’une exploitation agricole qui semble ne plus tourner très bien ; sa femme (Mary Hronopoulou), qui lui refuse son lit afin d’échapper à ses avances libidinales souvent alcoolisées ; le fils du premier lit de l’homme (Anestis Vlahos, acteur exceptionnel), obsédé sexuel mais vierge reluquant en secret toutes les employées de son père qui s’échinent dans les champs ou dans la maison ; et la fille du premier lit de la femme (Elena Nathanail), étudiante sur le point de quitter définitivement ce monde rural apparemment sans perspectives mais s’y raccrochant par amour pour le fils d’une ferme voisine, bien entendu ennemie. Dans cette maison travaille une jeune domestique sourde-muette (Elli Fotiou), avidement observée par ce fils quelque peu effrayant. Elle fuit la maison une première fois, ceci avant de disparaître de nouveau, de façon définitive cette fois. Et la vie de la ferme de se recouvrir lourdement d’une chape de paranoïa et de tristesse, ses habitants semblant saisis de panique à la seule idée que l’on puisse découvrir les secrets qui gangrènent le lieu.
Sans un cri se fait donc l’observation réaliste, sans fard, d’une société paysanne grecque archaïque, profondément patriarcale, dans laquelle les relations humaines s’expriment essentiellement dans la rudesse puisque la tendresse y ressemblerait au signe d’une certaine forme de faiblesse, inutile au travail qui régente le rythme des jours et des nuits ; la relation amoureuse entre la fille et le fils du voisin ennemi ne peut se développer que clandestinement, les élans amoureux du père se situent hors-champ, hors la ferme, dans les bordels de la ville éloignée des regards indiscrets. L’amour à la ferme ne peut donc en être un, nouveau rapport de force s’exerçant par le regard pulsionnel et intrusif du fils, rampe d’accès vers une sexualité nécessairement brutale. Difficile d’aller plus loin sans tout dévoiler, mais ce que tente de raconter Sans un cri de cet univers à l’écart du monde se situe pourtant précisément à cet endroit : laissant une place de choix aux animaux de cette ferme (le chien flatté lors de la première apparition du père, les volatiles et autres bovins), ces derniers ne sont que les témoins impuissants des comportements aussi bestiaux que frustrés des humains (surtout masculins) hantant le lieu par leur présence toxique, nouvelle forme d’animalité bien plus anxiogène.

Oeil voyeur (A. Vlahos) (©Intersections Films)
Cette menace sourd par la mise en scène de Kóstas Manoussákis, insistant sur le regard que se portent les personnages entre eux. Une séquence pourrait résumer l’ensemble de cet aspect-ci du film : autour d’une table taiseuse depuis la disparition de la domestique sourde-muette, les membres de la famille chipotent dans leur assiette pourtant remplie des fruits de la pêche de la fille de la famille, elle seule ignorant le destin de l’évanouie et dévorant sa part de poisson avec gourmandise. A l’éclairage étrangement sépulcrale de la séquence s’ajoute cette idée de mise en scène consistant à filmer les membres de la famille à travers un verre ouvragé rempli d’eau, créant une sorte de kaléidoscope faisant proliférer l’objet du point de vue au sein même du cadre mais créant simultanément un effet d’opacification, image dont l’aspect justement kaleidoscopique tend à l’invisibilisation de la situation. La mise en scène des regards de Sans un cri et son propos sont ici résumés : l’ensemble du film repose sur cette tension entre regard voyeur aveu conjoint de toute-puissance (puisqu’il est à même de capturer l’intimité des personnes espionnées) et d’impuissance (le regard est par essence vide de chair) et déficience de ce regard (le bord des interstices créant leur propre angle mort) jusqu’à l’invisibilisation totale de la personne observée (la disparition de la sourde-muette comme conséquence de l’expression de la défaite du regard). De cette mise en scène émane la caractérisation de ce monde rural archaïque que le film dépeint, régi par une masculinité à la fois fruste et frustrée, faisant montre d’une force autoritaire mais lestée par une faiblesse morale la menant tout droit à sa perte. De ce point de vue, la dernière séquence tout aussi sublime que terrible du film, montrant le fils de la ferme se forçant à danser lors du mariage de sa belle-soeur, ressemble à un dernier mouvement désespéré avant une extinction définitive.

Erotisation archaïque des corps féminins (E. Nathanail) (©Intersections Films)
Geste de cinéma âpre, évoquant de loin en loin une certaine littérature faulknerienne (il y a en effet quelque chose d’un southern gothic à la grecque dans Sans un cri), le film de Kóstas Manoussákis saisit tout autant par sa beauté graphique que par la brutalité audacieuse du portrait qu’il dresse d’une Grèce aux archaïsmes qui la mèneront dès l’année suivante dans l’étau de la dictature.
Outre le film, le blu-ray de Sans un cri édité par Intersections contient :
– Entretien avec le critique de cinéma Jacques Spohr (41min, VF)
– Bande annonce (VOSTF)
– Livret de 40 pages contenant un essai de Jacques Spohr sur le film et son contexte historique
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