Drôle de parcours que celui d’Harry Essex qui a acquis une notoriété en tant que scénariste sur quelques films cultes dont Le Météore de la nuit et L’Étrange Créature du lac noir de Jack Arnold. On lui doit aussi les scénarios de remarquables séries B comme Bodyguard de Richard Fleischer, Desperate d’Anthony Mann ou encore Fat Man de William Castle. En 1953, il passe derrière la caméra avec I, the Jury, petit film noir réalisé avec un budget dérisoire qui se distingue pour deux raisons. D’abord, il a été tourné en 3D, procédé qui a connu son heure de gloire dans les années 50. Ensuite, il s’agit de la première adaptation d’un roman de Mickey Spillane, deux ans avant le chef d’œuvre de Robert Aldrich, En quatrième vitesse.

I, The Jury 4K UHD - Biff Elliot / Peggie Castle

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Spillane est connu du grand public pour avoir créé Mike Hammer, détective privé à la personnalité bien tranchée. Raciste, misogyne, violent et buté, il incarne dans toute sa splendeur l’anti héros qui, pour arriver à ses fins, n’hésite pas à enfreindre la loi et les règles les plus élémentaires. Il n’est rien d’autre qu’un sale type qui ferait passer l’inspecteur Harry pour un hippie. Aldrich, connu pour ses positions progressistes voire anarchistes, le considérait comme un fasciste en puissance, ce qui transpire totalement dans son approche du personnage. Ce qui n’est pas le cas, il faut bien en convenir, avec I, the Jury, dont le traitement très premier degré demeure déroutant, mais fidèle à l’esprit des ouvrages d’un écrivain qui n’a jamais brillé par sa subtilité. Harry Essex dessine les contours d’un personnage naïf, brutal et honnête, pour qui la justice ne peut se passer de coups, au sens propre. À la moindre contrariété, comme un enfant frustré de ne pas avoir ce qu’il veut, Mike réplique avec ses poings sans réfléchir, sans chercher à argumenter, très loin du flegme du traditionnel détective à la Bogart. Cette dimension juvénile est accentuée par son accoutrement décalé, peut être involontaire : il semble engoncé dans un imperméable trop large, muni d’épaulettes, qui ajoute au grotesque de sa silhouette proche du cartoon. Le ressenti est étrange. Sa manière d’être, de s’exprimer, de se déplacer, loin de tout réalisme, le rend paradoxalement touchant sous sa carapace grossière.

J'aurai ta peau

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Son rapport aux femmes est au diapason. Les embrasser ne lui déplaît pas mais il semble loin de tout désir et de toute passion. Pire, il n’a aucune manière avec elles. Il est perçu comme un prolétaire bas du front qui préfère la bière bon marché au champagne, ce qui nous vaut une séquence très amusante. Au fond, dans ce jeu habile du chat et de la souris, il n’est obsédé que par une quête de vengeance, moteur d’un scénario alambiqué dans la grande tradition du genre. La complexité du récit produit une forme d’étrangeté face à la psychologie binaire de Mike Hammer, idéalement interprété par un comédien sans grand relief, au visage impassible et aux gestes robotisés, mais qui a parfaitement compris l’essence de son personnage. Avec ses trois expressions et son absence d’ironie et de distance, Biff Elliot n’est finalement pas si mal, contrairement à ce que la critique en a dit à l’époque. Pour sa première apparition à l’écran, Mike enquête sur l’assassinat d’un de ses amis, Jack Williams. Ignorant les avertissements de la police, lui rappelant qu’il ne doit pas faire justice lui même, il fonce tête baissée dans un labyrinthe de faux semblants et de duplicité, peuplé de potentiels suspects et de femmes fatales plus fielleuses les unes que les autres.

I The Jury 3

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Si Harry Essex n’est pas un metteur en scène exceptionnel, il signe néanmoins son meilleur film, ce qui n’est pas un exploit au vu des trois suivants, notamment l’impayable nanar Octaman réalisé en 1972. En revanche, il est un formidable scénariste, un conteur hors-pair, attentif aux détails les plus infimes. I, the Jury décline une intrigue remarquablement agencée, sans temps mort, jusqu’à la révélation finale, convenue mais cohérente, si l’on accepte le caractère réactionnaire et sexiste du métrage. En effet, le danger ne peut venir que des femmes, des intellectuels et, pire encore, des femmes intelligentes qui manipulent et hypnotisent leur entourage. Plutôt que de s’offusquer devant cette vision rétrograde, on peut s’en amuser, à condition de remettre le film dans son contexte historique.Il n’est pas interdit de penser que le scénario ne valide pas entièrement les agissements de son protagoniste, marqué par une idéologie rigide. La mise en scène, efficace et au service de son histoire retorse, s’appuie sur deux grandes qualités : la nervosité du montage et surtout la photographie du génial John Alton, proche collaborateur d’Anthony Mann, contrastée, nuancée, d’inspiration expressionniste, tout en profondeur de champ (ce qui justifie son tournage en relief).

Pas tout à fait au niveau des classiques du genre, I, the Jury demeure en l’état une excellente série B, un film noir pulp, violent et ludique, qui compense sa superficialité par une énergie galvanisante. Une œuvre mal aimée à réévaluer. A noter que le roman de Mickey Spillane a été adapté à nouveau en 1982 par Richard T. Heffron avec Armand Assante dans le rôle de mike Hammer. Il est sorti en france sus le titre, J’aurai ta peau. 

Le combo DVD/Blu-Ray édité par Make My Day comporte une présentation efficace et concise du film par Jean-Baptiste Thoret, une analyse plus poussée de Bernard Benoliel et une interview datant de 2006 de l’acteur principal, Biff Elliot.

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