Le 25 février 2007, Martin Scorsese reçoit à 65 ans l’Oscar du meilleur réalisateur pour Les Infiltrés, qui remporte également trois autres statuettes (meilleur film, meilleur scénario adapté et meilleur montage). Cette cérémonie résonne comme la consécration tardive d’un maître absolu à l’aube d’une seconde jeunesse, quarante ans après Taxi Driver. Quelques mois plus tôt, le long-métrage est devenu le plus gros succès de sa filmographie (il sera par la suite dépassé par Shutter Island et Le Loup de Wall Street). Il s’agit d’un point de bascule dans la carrière de Scorsese qui constitue dès lors un nom en mesure de fédérer ses pairs, la critique, le public et l’académie. Après cela, l’auteur qui n’avait plus rien à prouver mais encore beaucoup à dire et à filmer, sera régulièrement en position de force à Hollywood.

Les Infiltrés © L’Atelier d’images / Seven Sept
À l’origine de ce triomphe, il y avait un polar hongkongais, Infernal Affairs d’Andrew Lau et Alan Mak sorti en 2002 bientôt étoffé de deux suites l’année suivante. L’histoire se déroulait à Hong Kong où la police locale et une triade se livraient une lutte impitoyable. Pour défendre ses intérêts, Sam, le parrain de la mafia, décide d’infiltrer Lau dans la police où il gravit rapidement les échelons. Dans le même temps, le commissaire Wong envoie son meilleur élément, Chan, comme taupe dans la mafia… Un postulat original et redoutable d’efficacité qui ne tarde pas à intéresser outre-Atlantique. L’écriture est confiée à William Monahan, un scénariste d’une quarantaine d’années repéré au début des années 2000. Il avait alors signé un roman, Light House: A Trifle, qui avait tapé dans l’œil d’Hollywood. Initialement publié en série dans le magazine littéraire Old Crowe Review de 1993 à 1995, les droits d’adaptation sont achetés par la Warner tandis que l’ouvrage n’en était qu’à l’état de manuscrit. Une adaptation baptisée Tripoli sera envisagée avec Gore Verbinski à la réalisation. C’est finalement auprès de Ridley Scott qu’il effectuera ses débuts pour le cinéma entre projets avortés (Méridiens de sang d’après Cormac McCarthy) et d’autres qui parviennent à se concrétiser (Kingdom of Heaven et plus tard, Mensonges d’État). Très en vue, il est approché par divers gros studios dont Universal pour développer un Jurassic Park IV qui ne verra finalement jamais le jour. C’est Plan B, la société de production fondée, entre autres, par Brad Pitt, qui lui propose la transposition d’Infernal Affairs. Il confessera ne pas avoir souhaité découvrir le film original et se contentera de travailler sur la base d’une traduction du scénario chinois. Monahan déplace l’action à Boston, sa ville natale, en plus de transformer l’affrontement triades/police en guerre psychologique opposant la pègre irlandaise de Frank Costello à l’unité d’élite des forces de l’ordre.

Les Infiltrés © L’Atelier d’images / Seven Sept
Géant du Nouvel Hollywood, Martin Scorsese est parvenu à s’adapter et se réinventer à chaque décennie depuis son explosion au cours des années 70. En ce début de nouveau millénaire, son atout central s’appelle Leonardo DiCaprio. L’acteur révélé au grand public en 1996 dans Roméo + Juliette de Baz Luhrmann, est devenu une superstar planétaire avec la déferlante Titanic. Jeune coqueluche d’Hollywood, doublée d’un cinéphile exigeant, il entend bien investir l’horizon de grands auteurs, parmi lesquels Steven Spielberg (Arrête-moi si tu peux) et Scorsese donc. Bankable, il a permis à ce dernier de concrétiser en 2002 l’un de ses plus vieux rêves de cinéma et accessoirement un projet très personnel : Gangs Of New York. Cet alter ego naissant ouvre de nouvelles portes et de nouvelles perspectives au metteur en scène. Après le baptême sur Gangs of New York, leur collaboration est reconduite à l’occasion d’un flamboyant biopic sur le milliardaire Howard Hughes, Aviator. Dix ans après Casino, le moment est venu pour Marty de revenir au monde criminel et d’emmener Leo avec lui dans cette aventure, Les Infiltrés est le film idéal.

Les Infiltrés © L’Atelier d’images / Seven Sept
À Boston, une lutte sans merci oppose la police à la pègre irlandaise. Pour mettre fin au règne du parrain Frank Costello (Jack Nicholson), la police infiltre son gang avec « un bleu » issu des bas quartiers, Billy Costigan (Leonardo DiCaprio). Tandis que Billy s’efforce de gagner la confiance du malfrat vieillissant, Colin Sullivan (Matt Damon) entre dans la police au sein de l’Unité des Enquêtes Spéciales, chargée d’éliminer Costello. Mais Colin fonctionne en « sous-marin » et informe Costello des opérations qui se trament contre lui. Risquant à tout moment d’être démasqués, Billy et Colin sont contraints de mener une double vie qui leur fait perdre leurs repères et leur identité. Traquenards et contre-offensives s’enchaînent jusqu’au jour où chaque camp réalise qu’il héberge une taupe. Une course contre la montre s’engage entre les deux hommes avec un seul objectif : découvrir l’identité de l’autre sous peine d’y laisser sa peau…

Les Infiltrés © L’Atelier d’images / Seven Sept
Troisième édition Blu-Ray française pour Les Infiltrés, cette nouvelle mouture est le fruit d’une collaboration entre L’Atelier d’Images et Seven Sept. Elle est la première à proposer le film en UHD. Soulignons dès à présent que la copie est techniquement excellente, elle s’accompagne de suppléments repris des précédentes éditions. Nous nous saisissons de cette occasion pour évoquer cet opus majeur au sein d’une filmographie si dense et riche qu’il est un peu trop facile de le minorer comme une simple commande, un banal remake, ou une œuvre formatée pour les Oscars (on en demanderait davantage si tel était le cas). Non, il s’agit bien d’un long-métrage charnière qui va mettre son auteur en orbite, ouvrant un nouveau chapitre dans son œuvre. Il trouve ici les parfaits équilibres entre ambitions artistiques et commerciales.
« Je ne veux pas être le produit de mon environnement. Je veux produire mon environnement. »
Frank Costello alias Jack Nicholson (évidemment) se fait le narrateur charismatique d’un prologue virtuose. C’est l’antagoniste qui donne les clés du récit : une manière d’induire immédiatement la notion de corruption. Martin Scorsese nous immerge dans un univers vicié à l’intérieur duquel les notions de bien et de mal sont caduques. Il propose une radiographie de Boston. Une ville régie par la violence qui vibre au rythme des tensions communautaires, où flics et gangsters s’affrontent et se confondent. Ce prologue d’une vingtaine de minutes (le temps qu’il faut pour voir arriver le titre à l’écran) pose les enjeux, les bases narratives, en plus d’introniser les deux personnages principaux, Colin et Billy. Le cinéaste revient aux gangsters par le polar et un remake. Première originalité, ce coup-ci, de manière certes tordue, il se situe du bon côté de la loi, pour peu que ce concept ait encore du sens. Tragédie opératique aux accents furieusement Rock’N’Roll, Les Infiltrés s’inscrit par un raccord musical (le mythique Gimme Shelter des Rolling Stones), dans la veine des Affranchis et de Casino, c’est un euphémisme mais Scorsese n’a pas son pareil pour utiliser des musiques préexistantes et développer une réalisation aussi vivante que significative où les standards artistiques interagissent entre eux. Il donne ainsi une nouvelle envergure au titre I’m Shipping Up to Boston de Dropkick Murphys.

Les Infiltrés © L’Atelier d’images / Seven Sept
Cette manière de se poser d’entrée en maître du jeu se double d’un plaisir à revisiter une intrigue qui le précède et un genre auquel il a largement contribué à donner ses lettres de noblesse. Après un projet de longue haleine et une commande, le réalisateur revient reprendre son dû, avec une classe étincelante. Une jouissance de la mise en scène est palpable tout du long des cent-cinquante minutes qui défilent à la vitesse de l’éclair. Martin Scorsese et ses complices (Michael Ballhaus à la photo, Thelma Schoonmaker au montage) se mettent au service d’un scénario en béton armé et se régalent. Le script, qui constitue probablement la meilleure copie de William Monahan, multiplie les rebondissements dans une logique de suspens haletant, frénétique et crescendo. Les séquences se répondent, s’entrechoquent, se coupent dans un geste où le plaisir procuré est proportionnel à l’exigence de conception. Mis en perspective avec le discours lapidaire qu’il tiendra une décennie plus tard au sujet des films Marvel (1) et les propos fallacieux des défenseurs de ces derniers, Les Infiltrés se pose en plaidoyer ou profession de foi pour un cinéma de divertissement décent, accessible et intransigeant. Scorsese se mue en cinéaste pop sans se défaire de ses principes, les personnages et leurs actes ne sont jamais dénués de conséquences, n’importe qui est à la merci d’une balle ou d’une trahison. Faussement récréatif derrière la fluidité de sa maestria, le long-métrage marque l’entrée de son auteur au XXIème siècle, lequel trouve ses marques dans le contemporain tout en créant des échos avec son œuvre passée.

Les Infiltrés © L’Atelier d’images / Seven Sept
Une séquence pivot située dans un cinéma pornographique rappelle immanquablement aux salles que fréquentait Travis Bickle dans Taxi Driver, tandis que le jeune Colin pris, sous son aile par Costello dans l’introduction, renvoie au moins implicitement au Henry Hill des Affranchis. De facto, le réalisateur crée un dialogue avec sa filmographie et ses différents temps forts, il invoque à travers nos exemples deux longs-métrages emblématiques de deux décennies essentielles dans sa carrière. La paranoïa grandissante qui agite les deux protagonistes avec de plus en plus d’intensité au fil des minutes tient autant de restes seventies (période de « naissance » cinématographique de son auteur) que de la peinture d’une Amérique post-11 septembre traumatisée. Scorsese, derrière l’intrigue criminelle, décrit un pays rongé par ses démons traquant inlassablement ses ennemis intérieurs sans plus être capable de discerner le bien et le mal, l’acceptable et l’inacceptable. Une arène de faux-semblants impitoyables et imprévisibles. L’élégance apparente chez Colin dissimule un individu corrompu jusqu’à la moelle, l’intégrité absolue du sergent Dignam s’accommode de méthodes brutales et d’un vocabulaire ordurier. Le cinéaste se met à la page d’un monde connecté en incluant téléphones portables, ordinateurs, caméras de surveillance, vision infrarouge à son dispositif. Ces accessoires constituent autant de leviers de suspens pour le scénariste (qui ne se prive pas pour autant d’un MacGuffin très hitchcockien doublé d’un clin d’œil au film original) que de nouvelles possibilités de mise en scène à explorer. Marty pénètre un nouveau terrain de jeu sans se départir de ses fondamentaux, par le biais d’une œuvre construite en dualités.

Les Infiltrés © L’Atelier d’images / Seven Sept
Les Infiltrés marque la rencontre entre deux générations d’acteurs et de cinéma. La jeune garde formée par le trio Leonardo DiCaprio, Matt Damon et Mark Wahlberg d’un côté, les vieux briscards tels que Martin Sheen, Ray Winstone ou Alec Baldwin de l’autre et en prime le taulier Jack Nicholson pour arbitrer. DiCaprio s’éloigne des compositions qui ont fait sa renommée pour aller vers un registre plus brut et minéral, tandis que son antagoniste Damon va à l’inverse sur une performance plus volubile, entre noirceur contenue et séduction. En retrait, mais irrésistible à chacune de ses apparitions, Mark Wahlberg dans un jeu explosif, doublé d’une admirable rigueur d’interprétation, excelle dans un emploi autrefois confié à Joe Pesci. Jack Nicholson, figure paternelle des deux protagonistes en quête de repères, réussit à modifier la nature de son personnage d’une réplique à l’autre. Virtuose de la rupture, il livre une prestation impressionnante et imprévisible, en contraste avec la sobriété de DiCaprio et Damon. Dans un long-métrage très masculin, le rôle crucial campé par l’excellente (et sous-estimée) Vera Farmiga, n’est pas négligeable. Elle apporte une plus-value émotionnelle en plus de mettre en relief la fragilité psychologique de ses deux partenaires de jeu. Elle contribue à tromper la mécanique narrative potentiellement froide d’un scénario, au demeurant brillant. Cette distribution plurielle, où les écoles de jeu s’affrontent dans l’harmonie au service d’un metteur en scène hors du commun, parachève de nous convaincre que nous sommes face à une réussite majeure. Martin Scorsese revisite des motifs phares pour mieux les réinventer et les déployer jusqu’au vertige. Il scrute le trouble identitaire d’une nation qui surestime sa compréhension du monde, quitte à s’autodétruire. Il offre, en conclusion, un troublant écho à Gangs Of New York qui relatait les fondements mêmes de ce pays, cent-cinquante ans auparavant. On tient ni plus ni moins que le premier chef-d’œuvre issu de sa collaboration avec Leonardo DiCaprio. Galvanisé par ce triomphe, il va ensuite changer de registre pour le film noir Shutter Island avant de s’intéresser directement à l’histoire du cinéma sur Hugo Cabret puis revenir au « Rise and Fall » sur Le Loup de Wall Street, pour enfin faire son film définitif sur la foi avec Silence. Cet éclectisme et cette propension à aborder tous les genres avec personnalité et curiosité, expliquent en partie sa longévité et son maintien durable aux sommets du septième art.

(1) Je ne les regarde pas. J’ai essayé, mais ce n’est pas du cinéma. Honnêtement, le plus proche que je puisse trouver, aussi bien réalisés qu’ils soient, et avec des acteurs faisant de leur mieux, est celui des parcs à thème. Ce n’est pas un cinéma de réalisateurs qui essaient de transmettre des expériences émotionnelles et psychologiques à des spectateurs. » Interview de Martin Scorsese dans le magazine Empire en 2019.
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