Quarante ans après sa sortie cinéma et dix-neuf après son édition en DVD, La Femme Publique (1984) d’Andrzej Żuławski est enfin disponible en blu-ray et blu-ray 4K.
Deuxième réalisation francophone et deuxième plus gros succès commercial du cinéaste – plus d’un million d’entrées – après L’Important c’est d’aimer en 1975, La Femme Publique, s’il est aujourd’hui loin d’être le film le plus connu de son auteur, correspond pourtant à un moment essentiel de sa carrière, marquant non seulement sa première vraie rencontre avec l’esthétique des années 80 – décennie dont son cinéma aura embrassé la folie comme nul autre, à moins que ce ne fût l’inverse – mais également le début de sa période la plus prolifique durant laquelle, après l’OFNI Possession (1981), il offrira successivement au cinéma français La Femme Publique (1984) L’Amour Braque (1985) Mes nuits sont plus belles que vos jours et Boris Godounov (1989).

À cette époque, alors qu’il vient de réaliser Possession au pied du mur de Berlin, Żuławski, réfugié en France pour la seconde fois – après s’être attiré, par ses films jugés subversifs, les foudres du gouvernement polonais – rencontre la romancière Dominique Garnier, qu’il décide d’initier au métier de scénariste. Après un premier projet – une adaptation de Monsieur Vénus de Rachilde – avorté faute de financement, celle qui par la suite coécrira notamment le Docteur Petiot (1990) de Christian de Chalonge fait lire à Żuławski son deuxième livre (La Femme Publique, 1983) et le convainc d’en tirer un long-métrage. Produit par Hachette et écrit à quatre mains par Garnier et Żuławski – ce qui leur vaudra une nomination au César de la meilleure adaptation – le film sera donc tourné en 1983 dans Paris et ses alentours, avec en vedette Valérie Kaprisky – repérée dans À bout de souffle, made in USA et dont la carrière décollera véritablement grâce aux succès consécutifs de La Femme Publique et L’Année des méduses – Francis Huster et Lambert Wilson. Seront également visibles à leurs côtés les « gueules » de Patrick Bauchau, Roger Dumas, Gisèle Pascal ou encore Jean-Paul Farré (on notera également l’apparition du parolier Étienne Roda-Gil, futur dialoguiste et co-scénariste de L’Amour Braque, au début du métrage).
Annoncé en compétition officielle au festival de Cannes puis refusé à la dernière minute, La Femme Publique fera finalement l’objet d’une projection spéciale au Palais des Festivals puis sortira dans toute la France le 16 mai 1984, boosté par le parfum de scandale de sa réception cannoise et son affiche particulièrement explicite…

Le spectateur y découvre les tribulations d’Ethel (Valérie Kaprisky) comédienne inexpérimentée gagnant sa vie en posant nue et dont la vie bascule lorsqu’elle rencontre l’étrange réalisateur Lucas Kesling (Francis Huster). Aussi tyrannique que fascinant, celui-ci lui offre un rôle dans l’adaptation des Possédés de Dostoïevsky qu’il s’apprête à tourner, puis devient son amant. Alors que leurs rapports intimes et professionnels tournent à l’orage, la jeune femme commence à perdre pied, voyant s’entremêler sa vie, son travail, ses amours et un mystérieux complot politique…

Œuvre la plus méta jamais réalisée par Żuławski – outre un film dans le film, on peut y voir une auto-caricature évidente du réalisateur et de ses méthodes de travail, son goût pour Dostoïevsky et la transcendance, des réminiscence du divorce l’ayant conduit à imaginer le scénario de Possession et bien sûr ses théories sur l’art et les acteurs – La Femme Publique sidère de son premier plan – une ouverture sans préambule où Ethel marche au pas de course, filmée en travelling et contreplongée – jusqu’au dernier, proposant un spectacle total fait, comme d’habitude chez Żuławski, de couleurs froides, d’éclairages expressionnistes, de musique consubstantielle à l’image, de travellings majestueux et bien sûr d’un jeu d’acteurs totalement enfiévré.
La grande nouveauté tient au fait que là où le cinéaste s’était senti bridé artistiquement en tournant L’Important c’est d’aimer, La Femme Publique lui permet à l’inverse de filmer la France et surtout le Paris des années 80 comme il l’entend, c’est-à-dire comme une ville d’Europe de l’est, imposant cette fois sans aucune concession (comme il le fera avec L’Amour Braque) son style profondément slave dans une production française. En résulte une plongée surréaliste dans la ville-lumière et sa périphérie, transformées en un labyrinthe que les protagonistes arpentent comme des prisonniers, évoluant principalement entre la place des Victoires et le Palais-Royal d’un côté et les quartiers populaires – de l’avenue de Flandres à Barbès en passant par la rue du Landy – de l’autre. Si plusieurs décors fastueux et/ou naturels (souvent envahis par des néons verts ou mauves) sont également visibles – généralement pour les besoins du film en costumes que tourne le personnage de Lucas Kesling – personne ne s’étonnera que Żuławski préfère largement sublimer les HLM froids et surtout les immeubles vétustes autour desquels gravite son héroïne, rappelant la Pologne exsangue de ses premiers films ou le Berlin de Possession (et dont la plupart sont aujourd’hui rénovés ou démolis)…

Éclairé par Sachą Vierny – chef opérateur de Resnais, Buñuel, Oury, Duras ou Greenaway – mais toujours cadré par Andrzej Jaroszewicz, caméraman historique de Żuławski, La Femme Publique fait par ailleurs partie, sur les treize longs-métrages de ce dernier, des cinq – avec L’Important c’est d’aimer, L’Amour Braque, Boris Godounov et La Note bleue – non mis en musique par Andrzej Korzyński, en l’absence duquel le cinéaste s’entoure ici d’Alain Wisniak. Aussi prolifique que versatile – on lui doit aussi bien la bande originale de L’Année des méduses ou la co-composition des tubes Supernature et Love Generation que l’habillage de Questions pour un champion – celui-ci nous offre pour l’occasion une trame éclectique et envoûtante comportant notamment le très beau Tango d’Ethel mais aussi l’exceptionnel Au Studio, morceau électronique endiablé (pur ovni au sein de la BO) accompagnant l’une des scènes les plus marquantes du film et démontrant à lui seul à quel point le cinéma de Żuławski et les années 1980 étaient faits pour se rencontrer.

Côté dramaturgie, La Femme Publique, s’il fait évidemment la part belle aux obsessions du réalisateur – on y retrouve le motif de l’escalier, la figure du double et celle de l’Idiot, le triangle amoureux, l’influence de Vertigo, la politique, l’amour destructeur, le mysticisme et bien évidemment le délitement du réel – innove par la personnalité d’Ethel – qui s’avère, sous ses airs de femme fatale plus-ou-moins ingénue, l’une des héroïnes żuławskiennes les plus touchantes et l’une des rares à ne pas connaître un sort totalement funeste – mais brille surtout par la facilité avec laquelle la mise en scène de Żuławski parvient à transformer une intrigue simple et, à quelques exceptions près, réaliste – les grandes lignes du scénario dépeignant en substance le rapport d’Ethel aux autres et son cheminement vers elle-même dans un univers assez proche du nôtre – en un long rêve fiévreux saturé de symboles, d’outrances et d’imagerie graphique, rendant très vite impossible pour le spectateur de savoir si ce qu’il voit est censé être réel ou non… Trip cathartique renforcé par la folie de Francis Huster et le magnétisme de Lambert Wilson et Valérie Kaprisky (tous deux nommés aux Césars) le film s’impose ainsi dans l’oeuvre de son metteur en scène comme un sommet de maîtrise mêlant récit initiatique, paysage mental, stimuli sensoriels – amour, violence, nudité, hurlements, chocs esthétiques, rien ne nous est épargné mais on en redemande – messages personnels – un pan entier de l’intrigue rend hommage à Jean-Paul II à seule fin de saluer son engagement pour la Pologne – et déclaration d’amour sans équivoque au cinéma comme médium d’expression artistique totale.
Après Boris Godounov, Possession, L’Important c’est d’aimer et ses trois premiers films polonais, Andrzej Żuławski bénéficie avec La Femme Publique d’une nouvelle réédition aussi méritée qu’attendue. En espérant que ses autres longs-métrages suivront très vite.
Disponible en DVD, blu-ray et blu-ray 4K chez LCJ Éditions
BONUS :
•Andrzej Żuławski, le joueur d’échecs – avec la participation de Francis Huster
•La marche déterminée d’Ethel – avec la participation de Valérie Kaprisky

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