Antonio Pietrangeli – « Du Soleil dans les yeux » (1953)

Le premier long métrage d’Antonio Pietrangeli, récemment restauré, sort sur nos écrans. Le moins que l’on puisse dire est que ce film, réalisé par un homme qui a eu une vraie carrière de cinéaste, certes, mais qui est surtout connu pour avoir été le scénariste ou le co-scénariste de grands films de Visconti ou de Rossellini, est une rareté.
Nous proposons une courte biographie de Pietrangeli à la fin de cet article.

 

Une jeune campagnarde de la région d’Ombrie, qui jouxte celle du Latium, quitte définitivement, et à sa grande tristesse, son village natal pour venir travailler à Rome comme servante. Elle ne semble pas avoir de parents. Ses frères quittent également les lieux, mais, ne trouvant pas de travail, décident d’émigrer en Australie.

Celestina, uniquement accompagnée de son ange – gardien – en terre cuite, qui finira vite en morceaux, va passer, au fil des circonstances défavorables et des accidents de parcours, de famille en famille. Au début, elle est perdue en ce type de cité, vaste et populeuse, dans laquelle elle n’a jamais mis les pieds et dont elle ne connaît pas le mode de vie, les habitudes. Elle arrive brusquement, là, avec ses manières et son allure de paysanne, naïve et rustre ; tout à la fois malhabile, crédule, dévote et entêtée. Et elle est raillée pour cela par les citadins qu’elle côtoie, par ses semblables qui sont là depuis plus longtemps qu’elle et qui se sont déjà adaptés – à la vie moderne et désacralisante. Par plusieurs de ses employeurs, par d’autres servantes qui forment un groupe relativement soudé – servantes qui vont cependant l’adopter, grâce notamment à la plus sympathique d’entre elles : Marcella.

Pietrangeli raconte le « miracle économique » des années cinquante, plante sa caméra dans les quartiers de la capitale récemment construits. Il montre toutes les catégories sociales, à travers les différents emplois qu’occupe Celestina, et la façon dont elles vivent le « boom » : il y a la famille bourgeoise, la famille de retraités, la famille de commerçants, la famille aristocratique… On sait que cette relance, s’il elle a élevé le niveau de vie d’une partie de la population italienne, n’a pas fait que des heureux, a créé des laissés pour compte, des exclus, et provoqué de douloureux flux migratoires interrégionaux. Celestina et ses frères en sont des exemples. Comme en seront Rocco et ses frères.

Celestina fait la rencontre d’un plombier, Fernando. Elle lui résiste d’abord, parce qu’elle sent qu’il n’est qu’un tombeur, mais aussi, paradoxalement, parce qu’elle devient amoureuse de lui. Elle finit par lui céder, se retrouve enceinte, mais choisira de rester seule avec son enfant, renonçant à cet homme qui s’est montré vil et menteur et qui ne peut lui apporter grand-chose. Elle fait ainsi comme d’autres de ses amies, notamment Marcella.

Le film peut être critiqué par certains de ses aspects… Une musique, omniprésente, qui confère à l’ouvrage un caractère lourdement mélodramatique ; un acteur – Gabriele Ferzetti, qui se fera remarquer sept ans plus tard dans L’Avventura – manquant à notre goût de charisme dans le rôle de Fernando ; un final quelque peu expédié, bâclé, au moins dans la version qui nous est proposée (Cf. note 1).
Mais Pietrangeli, à travers la critique des relations sociales et humaines, et à travers son progressisme et son altruisme, réussit à garder quelques beaux restes du néoréalisme des années quarante. On notera cette fameuse coralità, caractéristique du mouvement, qui est représentée par le groupe des servantes, mais aussi par l’ensemble des voisins qui habitent dans l’immeuble de la première famille pour laquelle travaille Celestina, immeuble où travaillent aussi d’autres domestiques comme Marcella. Domestiques et voisins qui discutent, s’apostrophent de balcon à balcon – lesquels donnent sur une cour intérieure. Domestiques qui se retrouvent sur le toit pour faire la lessive.
Pietrangeli réalise un portrait tout en finesse de Celestina, avec l’aide essentielle, bien sûr, de l’actrice Irène Galter. Une jeune femme qui va progressivement révéler sa beauté, sa féminité, et gagner en assurance, prenant une partie de son destin en main même si c’est avec douleur et grands doutes. Une femme qui tombe amoureuse, mais qui lutte contre ce qu’elle pressent comme un danger. C’est cela le « soleil dans les yeux » : l’aveuglement du passionné.
On appréciera aussi, malgré les réserves que nous venons d’émettre sur l’acteur qui l’incarne, la façon dont Fernando est traité. Un personnage de bellâtre menteur, lâche, profiteur, mais dont on peut parfois penser qu’il s’éprend sincèrement de Celestina. Qu’il lutte lui aussi contre ce qu’il désire et redoute à la fois. Qu’il est pris en étau entre ses amis influents lui promettant une belle situation et cette jeune fille un peu romantique et pas-comme-les-autres.
Le jeu du chat et de la souris auquel il se livre continuellement avec la native de Castellucio est de ce point de vue amusant et intrigant.

 

Petite biographie d’Antonio Pietrangeli.

Antonio Pietrangeli, qui est né en 1919, a fait des études de médecine, a exercé quelque temps en tant que médecin, avant de se tourner vers le cinéma. Il commence par la critique, au début des années quarante. En 1940, il signe ses textes sous le pseudonyme de Vice pour le journal Il Lavoro fascista. À partir de 1941, il devient un collaborateur important de la revue du Centre Expérimental de la Cinématographie – la grande école de cinéma romaine – Bianco e Nero. Il collabore aussi, et entre autres, à la revue Cinema. Il est de ceux qui, par leurs textes, annoncent et préparent le Néo-réalisme. Certains d’entre ceux qu’a écrits Pietrangeli ont fait date : « Analyse spectrale du film réaliste » (Cinema, juillet 1942), « Vers un cinéma italien » (Bianco e Nero, août 1942), « Panoramique sur le cinéma italien » (La Revue du Cinéma, mai 1948).
En 1942, il assiste Luigi Chiarini sur le tournage de Via delle cinque lune. Chiarini a co-fondé le Centre Expérimental de la Cinématographie, l’a dirigé de nombreuses années, et a fondé la revue Bianco e Nero. Puis, Pietrangeli entame une carrière de scénariste et co-scénariste : il travaille d’abord pour Visconti, sur Ossessione (1942). Puis sur La Terre tremble (1948). Ses collaborations sont nombreuses et s’étendent jusqu’en 1961. Il a l’occasion de participer à l’élaboration de deux films de Rossellini : Europe ’51 (1952) et Où est la liberté ? (1954).
Il se lance dans la réalisation en 1953, avec Du Soleil dans les yeux (1953). Il met en scène 11 longs métrages et deux films à sketches réalisés par plusieurs cinéastes. En fait, il ne peut terminer son dernier film, car il se noie accidentellement durant le tournage, en 1968.

De nombreux critiques ont remarqué à la sortie du film que Pietrangeli est pratiquement le premier cinéaste à traiter du sujet des femmes de service. Sissignora de Fernandino Maria Poggioli (1941) est cité, mais la plupart du temps comme un exemple peu convaincant, schématique. Umberto D. de Vittorio De Sica (1952) l’est bien sûr aussi, mais on sait que Maria n’est pas le centre de la narration.

À travers plusieurs de ses œuvres, notamment le film ici évoqué, mais aussi Adua et ses compagnes (1960), La Fille de Parme (1963), Je la connaissais bien (1965), Petrangeli s’intéresse à la condition de la femme. Il milite filmiquement, en quelque sorte, pour son émancipation. Lui, qui a appartenu au Parti Communiste Italien et qui ne manque pas de glisser un clin d’oeil à cet engagement politique dans Le Soleil dans les yeux.
Une monographie lui a d’ailleurs été consacrée, en Italie, en 2015, qui porte le titre significatif de Antonio Pietrangeli – Le cinéaste qui aimait les femmes (Éd. Sabinae, Rome).

 

Note 1 : Le 19 janvier 1954, dans le journal L’Unità, un certain « g.q. » écrit : « (…) l’absence d’une conclusion convaincante – à un moment donné, en ne voulant pas prendre parti, le réalisateur est forcé d’interrompre le film sans avoir trouvé une solution – révèle les limites de l’oeuvre » (notre traduction). Une remarque discutable, mais à prendre en compte. À noter également, l’évocation dans les colonnes du Corriere della sera (le 14 octobre 1953) d’une autre fin envisagée pour le film, mais qui n’a pas été retenue : « À l’origine, Celestina retournait dans son village avec son petit, et un frère, vaincu lui aussi par la vie, la comprenait et lui pardonnait » (notre traduction).

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A propos de Enrique SEKNADJE

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