A l’occasion du documentaire et de la rétrospective consacrés par les éditions Malavida à Bo Widerberg à partir du 11 juin, Culturopoing revient sur l’œuvre d’un cinéaste dont il serait nécessaire de reconnaître la place majeure.
Son cinquième long-métrage Elvira Madigan est un chef d’oeuvre. Sorti en 1967, il s’inspire de la réelle histoire d’amour adultère et romanesque entre un soldat et une jeune funambule au XIXème siècle. D’un fait divers, Bo Widerberg tire un Roméo et Juliette suédois, fugue enchantée et hédoniste de deux amants : Sixten Sparre, déserteur ayant abandonné femme et enfants, et Hedvig Jensen, dite Elvira, jeune trapéziste au regard diaphane, élevant instantanément par leur présence et leur aura les deux amoureux au rang de mythe.

© Malavida
L’issue tragique du récit est présentée dès les prémisses de leur aventure, inscrivant la fuite en avant des deux amants dans un cadre aussi poétique que désespéré, celui d’une escapade fatale volée au temps, un fantasme champêtre et édénique illusoire. Ce récit in medias res présente d’emblée la frénésie et la passion des personnages comme une urgence de vivre, sans que l’on ne connaisse la genèse de leur relation ni les motifs de leur fuite. Pris dans l’étau, Hedvig et Sixten se savent à la merci d’un réel auquel ils ne cessent de tenter de se soustraire malgré un parcours qui se teinte de prises de conscience et échanges dramatiques ; et Elvira Madigan de devenir un instant suspendu et faussement enchanté, jusqu’à refuser tout enfermement spatio-temporel – ni lieu ni époque n’étant clairement définis et les ellipses brouillant davantage encore la narration.

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Bo Widerberg immerge ses Adam et Eve profanes dans une nature luxuriante et printanière, quasi panthéiste, un jardin d’Eden devenant le cadre de tableaux vivants illustrant des sensations fugaces : la lumière transforme les scènes en véritables compositions impressionnistes, insufflant de la vie dans le mouvement d’une brise dans les cheveux, le dessin d’une ombre sur l’herbe ou les vibrations organiques d’une robe. Les plans rapprochés et plastiques sur les grains de peau, les visages ou les aliments sont légion, Bo Widerberg composant un monde à la fois naturaliste et onirique d’une beauté époustouflante, faisant la part belle à ses élégants décors (la forêt et les plaines suédoises ou de sombres demeures boisées) ainsi qu’aux costumes pittoresques, à l’image de la robe aérienne et l’ombrelle opaline d’Elvira que n’auraient pas reniées Claude Monet. La caméra capte les émotions au plus près des visages, saisissant le regard diaphane de Pia Degermark (prix d’interprétation féminine à Cannes) ou les sourires irradiés d’amour de Thommy Berggren dans leurs moments de doutes comme de quiétude, et adoptant une approche naturaliste dans des mouvements organiques quasi imprévisibles.

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Les protagonistes sont invités à la frénésie et la douceur de vivre dans ce camaieu de couleurs pâles qui leur offre des scènes d’orgies de plaisirs éphémères et sauvages, charnels puis culinaires : à l’image de cette scène de baiser impudique nappé de crème fraîche que l’on goûte et dévore, on prend le fruit à même l’arbre et l’on boit le vin jusqu’à la lie. Le travail sonore contribue à cette immersion sensorielle à travers des bruissements champêtres, du délicat chant d’oiseaux aux vibrations et vrombissements d’insectes dans les champs. Ce travail sur le son est sublimé par la musique classique qui accompagne l’œuvre, Vivaldi mais surtout le Concerto pour piano n°21 de Mozart, sauvage et délicat — réédité à l’époque avec la photo du film en couverture et intitulé par la suite Elvira Madigan par certains distributeurs de disques !
A mesure qu’avance l’intrigue, les amours d’Edwig et Sixten sont contrariées par les aléas d’une vie bohème où règne l’incertitude et la faim. Bo Widerberg ne cesse de semer les métaphores de délitement, à commencer par un tricot que parachève Elvira tout au long du récit alors que se dénoue en parallèle par petits à-coups le fil de la vie du jeune couple. S’ils se complaisent dans l’illusion, les amants n’ignorent rien de leurs portraits esquissés dans les journaux locaux, des regards de riverains ou de militaires grondant autour d’eux. Dans cette lutte vaine et funèbre, les forêts et espaces verts deviennent des jeux de piste bucoliques où s’exprime sensualité sauvage et ivresse illusoire, et un poisson découpé sur un plan de travail ou une bouteille de vin renversée sur une nappe sont autant de natures mortes annonciatrices des maux à venir — à l’instar d’une voyante consultée par Elvira prédisant irrémédiablement la chute de la jeune équilibriste. Présage on ne peut plus symbolique.

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Elvira Madigan figure une fuite en avant hédoniste et bucolique teintée de désespoir, dans un décor idyllique. Bo Widerberg illustre dans une riche maîtrise plastique l’ultime vibration d’un amour condamné par la société, d’un couple préférant le rêve à la réalité. Cette fugue illusoire ne peut que parachever la descente inéluctable, intrinsèque et tragique des deux amants, à l’image de celle d’une autre promenade amoureuse bercée d’illusions que John Huston réalisera deux ans plus tard : le sublime Promenade avec l’amour et la mort. Sous la lumière doucereuse d’un pré comme au creux d’un lit de paille improvisé, le bonheur est palpable mais toujours hors de portée — comme le papillon en vol que l’on tente désespérément d’atteindre, insaisissable dans ses derniers instants de liberté.
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