Une des raisons qui auront permis à Bo Widerberg de se fondre si bien, avec Joe Hill (1971) dans l’écrin du Nouvel Hollywood, lui qui pouvait sembler pourtant si loin de l’Amérique, c’est moins ses vues politiques marxistes que sa capacité d’immersion, – cette obsession du cinéma américain. Non pas la capacité de voir, de penser, d’être touché par les images, mais d’habiter un temps. D’où cette impression formidable, devant Adalen 31 (1969), de voir un des seuls vrais films en costumes – de réaliser à quel point les autres sont toc. Les premiers Godard, Cassavetes et sa scénographie n’y sont pas étrangers. La première heure d’Adalen est en cela exemplaire : la caméra colle à la peau de ses personnages, et les plans du père qui se rase, devant son minot, la mise en espace de l’agitation d’une maison au matin, du repassage d’une chemise mais aussi des repas, fait beaucoup pour cette sensation charnelle, une impression d’infiniment proche. On est au milieu de la fête et des jeux d’enfants, qu’on fait durer tout un après-midi : les chants, les rires, les balades, ne sont pas des tableaux, lointains, présents pour qu’on comprenne, de manière informative ; comme chez Ford, comme chez Renoir, comme chez Cassavetes et Cimino, chez Kechiche et Malick parfois – le Pialat de Van Gogh, aussi : par le temps comme par le cadre, on est plongé au milieu du dimanche festif, – on le palpe, avec une proximité qui frôle l’impudeur. Les conflits sont d’ailleurs soumis au même régime : après l’attaque de la maison familiale par les grévistes pour déloger l’ouvrier briseur de grève, le porte-parole des révolutionnaires confronte le père, réformiste, qui veut négocier par le syndicat. Le cadre est bondé de monde, comme dans les moments de crise de Faces : pas un bout d’espace qui ne soit chair, ou vêtement, la caméra balance de l’un à l’autre – elle est, vraiment, solidaire. Mais pas de cette solidarité de discours, un brin facile et toujours dialectique – la caméra respire avec les personnages.

© Malavida

Cette proximité n’est pas un pur artifice de mise-en-scène, de découpage et de scénographie, aussi virtuoses soient-ils. C’est le fruit d’une connaissance profonde des personnages, et du milieu social décrit : les films de Widerberg sont semés de tels détails, qui évitent soigneusement les poncifs, d’autant plus justes qu’ils sont surprenants. Dans Joe Hill, quand la jeune femme à Salinas fout Joe dehors, lui balançant ses affaires avec des cris, le père alité demande la raison du boucan – et la fille, épuisée, en larmes, de rétorquer : « j’ai cassé la théière de maman ! » Dans Elvira Madigan (1967), pour que son amant garde la tête haute, Hedvig va chercher dans son soulier quelques sous, qu’elle lui passe discrètement, pour qu’il paye la note. C’est là que le génie d’écriture de Widerberg éclate : c’est le contraire du principe de scénario, avec son rationnel, son efficacité, sa symbolique codifiée, ses confidences dialoguées – ici, c’est arbitraire pour la narration, mais terriblement vrai sur le personnage. Les premières séquences d’Adalen sont du même tonneau : une mère inspecte la barbe et les oreilles de ses hommes quittant la maison, vérifie deux fois la même pour le petit frère, distraite par la fatigue, et laisse la mousse à raser sur la joue du père ; les gamins musiciens, pour s’extirper un peu des marches militaires qu’on leur apprend à l’école de musique, fabriquent de faux instruments pour mimer leurs disques de Jazz préférés ; la fête que représente le pain blanc, pour la famille attablée ; le désir sexuel frustré, qui renaît dans l’hésitation puis s’éteint – car un enfant, c’est une bouche à nourrir, comme une jambe cassée est un lourd coût ; le père rit de ses fils qui se battent, leur demandant d’arrêter pour éviter d’avoir faim – et soudain, dans ses yeux, la honte qui passe, de ne pas pouvoir les nourrir, l’humiliation de la grève qui s’éternise. Bien plus tard, à l’annonce de la mort de son mari, Karin se demande ce qu’il faut faire, dans ces moments-là, car on ne lui a jamais dit comment réagir à une telle absurdité, à un tel âge – et en définitive, elle n’est scandalisée que par la chaussette trouée au bout du pied de son homme.

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La fusillade elle-même évite les écueils classiques du cinéma de gauche depuis Eisenstein – fusils sans visage, bras sans cervelle exécutant les ordres de la classe dominante. Dans Adalen, aucun personnage n’est monstrueux, servile ou ignoble : le père d’Anna est sincèrement désolé pour Kjell, même dans sa bourgeoisie larvaire et lâche ; les patrons hésitent, se demandent s’il serait possible de monter les salaires ; la mère, personnage le plus sombre, n’obéit qu’à son réflexe de classe, ses sales petits secrets et ses méthodes sordides ; le capitaine ayant ouvert le feu se saoule de dégoût, et rappelle au bourgeois qu’il marche main dans la main avec le militaire – avec sa répression… Et les grévistes, acculés par la faim et l’humiliation par cent jours sans salaire, ne sont d’ailleurs pas loin de se changer en meute, un instant – Widerberg n’élude pas cet aspect. On ne confondra bien entendu jamais les bourreaux et les victimes, mais si massacre il y a, c’est surtout une catastrophe, fruit d’une machine sociale qui excède les individus qui en occupent les différentes charges. Telle est la loi du capitalisme : rien ne sert de tirer sur l’homme qui conduit le tracteur, au début des Raisins de la Colère, ni même de tuer le banquier ou le patron de la banque, puisque la charge précède celui qui l’occupe. C’est pour cela que Widerberg ne se permet pas de nous pointer du doigt les bourreaux : il filme le tout comme une catastrophe, inéluctable, qui vient briser la beauté solaire du monde qu’il nous a fait habiter. Lorsqu’elle est consommée, il n’y a plus rien à dire : on prend ses morts, on fait boire ses blessés, les cheminées pleurent, et on ramène une pauvre gamine, tuée par hasard, en bateau chez les siens.

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Quand la mère bourgeoise, éduquée et pourtant barbare dans son conformisme, entend un peu niaisement initier le jeune Kjell à la peinture, elle lui fait découvrir les peintres impressionnistes, au premier chef desquels Renoir, et synthétise le mouvement pictural ainsi : « ils ont voué leur vie à trouver un moyen de capturer la lumière ». Cette phrase est programmatique, et définit formidablement la trilogie en couleur avec Jörgen Persson, ainsi que le procédé même du cinéma. Après les premiers essais néo-réalistes et noiret-blanc, avec Jan Troell, le passage à la couleur fut révolutionnaire sur Elvira Madigan : personne, parmi la production comme les techniciens, ne partageait la foi que mettaient Widerberg et Persson dans la lumière naturelle – anecdote édifiante, relayée par Mårten Blomkvist : ils furent pris pour deux amateurs par toute l’équipe technique, qui les vit s’en aller sans la moitié des lampes et des projecteurs utilisés habituellement – et l’équipe de se moquer d’eux. Le film fut pourtant tourné sans ces éclairages, dans une lumière mordorée qui fit date, en Suède comme à Cannes, une lumière naturelle qui sonne le glas du Technicolor, et qui fait maintenant la notoriété du film et de ses instigateurs. La quête des deux premiers films couleur de Widerberg, est celle de capter, pour la première fois, ce qu’est l’été Suédois – cette sorte de bacchanale de lumière, ce formidable champ de blé sans fin dont on pouvait percevoir la clarté dans Sommarlek (1951) et Monika (1953) de Bergman, mais qui n’avait jamais trouvé son chemin vers la couleur. La chaleur qui s’y dégage est pour beaucoup dans cette sensation de pénétrer le film, – sensation que la longue focale augmente encore, par son écrasement des perspectives : plantes, épis, feuilles du premier plan, montagnes, champs, prairies derrière les personnages – la lueur qui les nimbe, – tous dévorent de flou le cadre entier, tous gigantesques, dans ces soirs qui n’en finissent jamais, avec cette lumière poussiéreuse et rasante sur les fleurs – cette lumière devient matière même du film, et Malick saura s’en souvenir.

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D’où l’accumulation de toutes les surfaces réfléchissantes : le film abonde en rivières où le Soleil vient se parceller, en remous d’eau qui scintillent tandis qu’on lave les chemises – les tissus les plus blancs du cinéma, comme un appel au sang – mais aussi des pièces, des trompettes, bulles de savon et miroirs : la lutte sociale ne passe-t-elle pas, aussi, par la lumière, quand enfants et adultes s’amusent à éblouir les soldats avec des tessons de miroir, jusqu’à ce qu’ils se retournent « incapables de supporter le Soleil » ?

Et bien entendu, partout des vitres, motif qui court tout au long du film, qui le résout – puisque la vitre, c’est la lentille de la maison. Lorsque les grévistes sont prêts à lyncher un briseur de grève, ce sont les vitres défoncées qui jettent le film dans sa dernière partie, celle de la catastrophe. Une fois celle-ci consommée, c’est par un bris de verre que Kjell apprend le sort d’Anna, et que sur ses lèvres passe, une dernière fois, le nom qu’on lui a appris : Pierre-Auguste Renoir… La vitre devient séparation, éternelle, entre cette classe bourgeoise, dont la culture n’a pas soustrait la barbarie, et son état prolétaire : ils t’ont offert du pain blanc et t’ont parlé de peinture, mais en définitive, ils avortent ton enfant et t’enverront l’armée. Le film pourrait s’arrêter là, une fois que Kjell rejoint le révolutionnaire qui confrontait son père, lorsqu’il comprend que ce dernier avait tort de vouloir négocier avec la machine sociale – s’arrêter sur ce constat si sombre, que la violence est inéluctable, durant cette aube où hurlent, à travers toute la Suède, les cheminées des docks pour crier que l’armée assassine le peuple – et sûrement, n’importe quel autre cinéaste aurait fini sur cette séquence ouvertement insurrectionnelle. Widerberg n’en fait rien, et par un geste proprement génial, choisit d’ajouter une dernière séquence, la meilleure du film : la réconciliation de la famille, qui ne brise plus ses vitres, mais les nettoie, avec les lambeaux de la chemise encore ensanglantée du père. Comme dans Joe Hill, où les cendres du syndicaliste sont envoyées à tous les sièges de l’International Workers of the World, la chemise qui ouvre le film, est déchirée entre tous les membres de la famille, ceux-là qui demeurent après la catastrophe. La métaphore christique est heureusement toujours saisie avec une violence, un pragmatisme, une crudité qui lui évitent le ridicule – et mieux, qui lui rendent sa force : toute la famille se réconcilie en nettoyant les vitres, la mère sourit et joue avec ses enfants de nouveau. Ce finale n’a rien à envier à celui de Voyage au bout de l’Enfer.

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Si dans ces trois films, Bo Widerberg nous montre trois catastrophes – répression sanglante de la grève, suicide des amants, griffes du capitalisme se refermant sur les rêves de Joe Hill – il s’attache surtout à nous montrer le seuil de ces catastrophes – quand tout est liberté. De Joe Hill, c’est l’épopée américaine totale que l’on retient – celle qui commence dans le New York des origines, celui de Capra et de Vidor, celui d’Il était une fois en Amérique, et se termine chez Lumet, après être passée par London, Steinbeck, Guthrie, Dylan, William Wellman : la liberté sur les trains, par les champs et dans les granges. Elvira Madigan est un récit sur lequel l’issue connue pèse ; il n’est finalement, comme Adalen, comme la vie d’errance de Joe Hill, que la longue période vacante, avant l’action : le déserteur, la trapéziste en fuite, le gréviste, le hobo, les enfants – tous jouissent de ce moment incroyable, où le travailleur sort du temps de travail, où l’enfant n’est pas scolarisé, où ils redécouvrent l’amour, la Nature, l’ivresse et la vie bonne.

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Les Grecs nous ont chanté ce monde, et même le vieux maître gênant, Bergman, l’a filmé – mais lui semblait dire : tout est grâce. Widerberg dira : tout est vie, tout est dieux : son immersion, à la fin, est un panthéisme. « Je crois qu’un brin d’herbe, c’est le monde entier », dit Tommy Breggren, alter-ego du cinéaste, dans Elvira. Un poisson, un fromage, une corbeille de fruits et des baies, tout est sacré, tout est magique : le vent qui se lève dans le feuillage, au-dessus de la petite gamine avant l’attaque de la manifestation, la tâche de vin sur la nappe blanche dans Elvira, sont bien entendu signes de la tragédie en chemin. Mais c’est aussi cette manière de filmer la peau du cou du père de Kjell, la nuque et les mains de la mère – de faire voler les gamins avec leurs ailes en papier, de faire pleuvoir les pétales au-dessus de Kjell et Anna, lorsque l’amour éclot. Ce rapport immanent aux choses est ce qui conditionne son immersion, sa proximité, son sens aigu du détail : il nous dit sans cesse qu’il faut aimer ce monde, malgré l’injustice fondamentale des hommes, et si ses films nous semblent si chauds, si tendres et si précieux, c’est qu’ils naissent d’un amour pour la totalité des êtres – le même que celui de François-d’Assise, de William Blake, de Van Gogh et Hölderlin – tous ceux qui voient l’existence et la nature comme une large fête, que la laideur de l’argent et la machine sociale ne sauront pas nous retirer.

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A propos de Timothée FAUQUE

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