A l’occasion du documentaire et de la rétrospective consacrés par les éditions Malavida à Bo Widerberg à partir du 11 juin, revenons à nouveasur l’œuvre d’un cinéaste dont il serait nécessaire de reconnaître la place essentielle. Artiste majeur de la Nouvelle Vague suédoise, Bo Widerberg est passé du statut de critique à celui de cinéaste dans les années soixante et s’est attaché à filmer avec naturalisme les classes dominées et les destins contrariés, donnant à voir un monde où le réel se teinte parfois d’onirisme sans illusion. Le Chemin du serpent, son méconnu avant-dernier film paru en 1986 et adapté du roman de Torgny Lindgren, se révèle encore plus cru, plus frontal dans sa peinture de la nature humaine et de la violence sociale.

Dans un bois sombre, un homme s’est pendu. A la fin du XIXème siècle, une petite bourgade du nord de la Suède isolée par la neige devient ainsi le théâtre d’un drame intergénérationnel : la famille paysanne du défunt, endeuillée et surendettée, ne parvient pas à subvenir à ses besoins et se retrouve à la merci des lubies d’un propriétaire peu scrupuleux. Les femmes se voient alors devenir les proies faciles de cet homme avide et manipulateur puis de son fils, un jeune marchand, et sont contraintes de se prostituer en contrepartie du loyer.

© Malavida

 

À travers une mise en scène sobre et efficace, Widerberg construit ainsi un climat incestueux et oppressant sur plusieurs années, dans lequel les violences sexuelles sont insidieuses : jamais montrées frontalement, invisibles mais omniprésentes, elles deviennent une réalité tangible, logées dans le silence des regards, dans la fixité des cadres. Chaque plan semble minutieusement composé pour mettre en avant l’angoisse sourde et diffuse qui pourrit les lieux et les corps, laissant la violence affleurer à la surface sans jamais éclater. Le hors-champ est régulièrement sollicité, comme pour mieux faire ressortir et ressentir cette menace latente : le monstre rôde et s’impose par petites touches, par regards fuyants, par corps figés, par le poids du non-dit et du silence des protagonistes, en particulier féminins, dont on lit dans les yeux la détresse et les meurtrissures. Le récit s’étiole sur de longues années, permettant au spectateur de voir grandir les enfants et s’arrondir les ventres dans un cycle de violence infernal, une lourde atmosphère de consternation coite. Les ellipses, nombreuses et discrètes, accentuent la sensation d’un malaise poisseux, contribuant à la monstration d’un mal inextricable qui se transmet au fil des générations : à l’image d’un serpent, ces hommes s’insinuent discrètement dans les vies de leurs victimes pour mieux les attaquer.

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La réalisation glaçante de Widerberg épouse ce récit vénéneux avec rigueur : le cinéaste filme à hauteur d’homme, dans une frontalité sèche, quasi documentaire. Les plans sont souvent fixes, resserrés sur le décor, les visages ou les paysages, naturalistes, et c’est dans le refus du spectaculaire que se joue la violence intime, captant la lumière du jour sur les expressions faciales désolées dans la pénombre d’un foyer devenu prison. Absence de lumière artificielle, décors naturels, tonalités saturées ; le contraste entre ces intérieurs sombres et les extérieurs noyés de neige renforce l’impression d’enfermement pesant et les bois, les cabanes, les murs, les grands arbres enneigés deviennent cloisonnement pour les protagonistes assujettis à cet univers dont ils sont autant acteurs que spectateurs. Et pourtant, jamais Widerberg ne tombe dans le misérabilisme ou l’esthétisation de la douleur : sa caméra capte la rugosité de ce monde en vase-clos, sa brutalité nue, sans artifice.

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Car la menace qui pèse est réelle bien que sous-jacente. A l’instar d’un fils et frère dépassé par la situation – l’antithèse masculine des bourreaux successifs – toute tentative de salut est vaine, le fatalisme contamine tout le récit. Même les rares moments de douceur (un collier offert au coin du feu, une mélodie au violon ou au piano, un miroir dans lequel on aime se contempler) sont immédiatement anéantis, repris ou brisés par les patriarches respectifs et la douleur sourde et quotidienne qu’ils imposent. Le récit avance comme un conte cruel, un cauchemar nordique, et le serpent biblique de se muer en métaphore de la domination patriarcale, un poison insidieux et discret transmis à travers les générations. Les acteurs, par leur jeu épuré et naturel, dans leur rigidité ou leur fragilité, épousent à merveille ces personnages abandonnés à la souffrance.

Alors qu’une scène d’émasculation pré-coïtale, sobre et coite, semble être la seule issue pour mettre fin au calvaire enduré, il faudra attendre l’intervention de la nature pour parachever cette violence et y mettre un terme définitif. Dans un climax soudain, la sentence biblique se déchaîne, venant faire table rase de tous les maux de cette famille et de leur calvaire intergénérationnel. Et le récit de s’achever comme un conte, un mauvais rêve qui n’a que trop duré, ne pouvant trouver son salut que dans la mort.

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Le Chemin du serpent parvient malgré son sujet épineux à déjouer les attentes du spectateur en refusant toute esthétisation ou sensationnalisme. C’est un conte lucide et efficace sur les rapports de classe et la domination masculine, dans un monde reclus où le silence est maître. Chroniqueur d’un enfermement social, familial et symbolique, Bo Widerberg parvient par une mise en implacable à mettre son récit au service de ses personnages, témoins impuissants de la noirceur humaine. Faisant d’une austère demeure paysanne au XIXème siècle le théâtre de maux atemporels, le cinéaste dénonce avec force et habilité la corruption d’un système d’asservissement et d’aliénation qui, sous une diversité de formes, n’a de cesse de perdurer aujourd’hui.

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A propos de Alyssande DAURIAC

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