Heiny Srour est femme, libanaise, juive. Sensibilisée à la pensée marxiste par ses maîtres, Pierre Barbéris et Maxime Rodinson, elle marque un grand coup en 1974 en étant la première femme arabe sélectionnée à Cannes avec son documentaire L’heure de la libération a sonné. Elle y suit les combattants du Front Populaire pour la Libération d’Oman et du Golfe Arabe (FPLO) dans le Dhofar. Elle s’y attache en particulier aux femmes, qu’elle accompagne jusqu’à la « ligne rouge », zone d’affrontement avec l’armée britannique, au péril de sa vie et de celle de son équipe. 

Leila et les loups, tourné en 1984 en Syrie et dans un Liban en proie à la guerre civile, est aussi un film de combat. Sa restauration récente nous permet de le (re)découvrir et d’en mesurer la pertinence, que le passage des années n’a guère démentie.  

Beyrouth, années 80. Traveling circulaire dans un appartement confortable. Le son de la radio égrène une litanie de la catastrophe: Gemayel, Sabra, Chatila, tandis qu’un groupe de femmes se réunit autour d’une aïeule à la mémoire défaillante. Bientôt, elle demande à chacune de ses filles et petites-filles qui elle est et, surtout, si elle est mariée et a des enfants. La réprobation se lit sur son visage lorsque la réponse est négative. 

La séquence suivante, à la temporalité indécise, montre Leila vêtue d’une ample tunique blanche évoluer dans le désert puis sur une plage où s’opère une intrigante ségrégation spatiale: sur le sable, un demi cercle de femmes en niqabs noirs immobile et silencieux. Dans l’eau, des hommes en maillots de bains s’ébattent. Plus loin, un groupe d’enfants batifole. 

Londres, 1975: Leila, en sweat et pantalon, participe à la préparation d’une exposition de photos sur les luttes anti-coloniales au Liban et en Palestine. Lorsqu’elle s’interroge sur l’absence de représentation des femmes, un homme lui répond qu’« à cette époque, elles ne s’occupaient pas de politique » avant de lui demander de s’habiller en blanc car c’est ainsi qu’il l’aime. 

En trois séquences, que l’on est en droit de trouver trop théâtrales et didactiques, tout est dit: Leila et les loups œuvrera pour une nécessaire archéologie de la mémoire. Il composera un manifeste féministe. Il dénoncera l’invisibilisation des luttes féminines et les structures de domination. 

Dès lors, le film embrasse 80 ans d’histoire du Liban et de la Palestine d’un point de vue féministe. On y voit les femmes se battre en première ligne et ne récolter pour fruit de leur bravoure que l’ignorance des hommes ou la mauvaise réputation de celles qui ont osé quitter le foyer et sont désormais immariables – désaveu suprême. On y entend parler de crimes d’honneur, de répudiation, d’asservissement. Dans une belle séquence chantée qui fait surgir le souvenir de La Bataille d’Alger, un groupe de femmes fait transiter armes et munitions dans les zones de combat sous couvert de fête de mariage.

 

La tragique histoire de l’héroïque institutrice de Deir Yassine et bien d’autres encore – toutes vraies- sont sorties de l’oubli. On y constate que les hommes, aussi révoltés contre l’oppression soient-ils, rentrent à la maison pour se faire laver les pieds.

Brûlot contre l’oppression coloniale et patriarcale, Leila et les loups n’échappe pas toujours aux lourdeurs du film à thèse. Mais il est d’une grande richesse formelle. En utilisant un montage libre, fait de fragments, de souvenirs, d’archives, de mises en scènes, de passages d’inspiration légendaire et de tableaux, Srour fait exploser le pur cadre chronologique. Cette admiratrice de Fellini et de Varda propose un vagabondage onirique et une hybridité qui n’est pas sans évoquer la « cinécriture » de la réalisatrice des Plages d’Agnès (2008). Chez les deux artistes militantes, la voix féminine, l’art du fragment et la poésie visuelle fondent le projet narratif. L’inventivité est dynamitage du monde depuis les marges. C’est là que le film trouve sa force. 

Participe aussi de cette quête expérimentale le travail sur le son. Il y a en premier lieu la voix de Leila. Comme sa silhouette vêtue de blanc qui évolue dans les méandres de l’histoire, elle guide le récit de façon intime et habitée. Elle donne corps à une mémoire incarnée: féminine, blessée, insoumise, Leila est une nouvelle Shéhérazade.

D’autres voix résonnent. Des récits légendaires portés par celles des aïeules donnent une épaisseur mythologique et intemporelle à un récit dont l’ordonnance chronologique est constamment subvertie. D’intrigantes séquences montrent des personnages immobiles et muets tandis que les voix off entament une conversation dont on ne sait si elle transcrit un échange rêvé, remémoré, ou réel. Réflexion sur la parole empêchée des femmes? Sur la force d’une télépathie propre aux opprimés? Dans un entretien, Heiny Srour évoque la figure de sa grand-mère, femme « d’une grande servilité dont les contes étaient pourtant féministes ». « Au niveau de l’imaginaire, dit-elle, cette conteuse se vengeait » Ces scènes où l’on prend gentiment un café tandis que des voix off entament une conversation politique relèvent de la même tension.

La musique joue un rôle tout aussi essentiel. Chants traditionnels ou militants font glisser d’une scène l’autre, construisant souvent un contre-discours qui vient déplacer ou interroger le sens des images, opposer le lyrisme à la violence. Ce sont les mélopées de la perte, de l’amour d’un pays, de son âme collective. Elles donnent sa place au sensible dans le récit historique. 

Heiny Srour signe donc une œuvre profondément féministe et politique, à la croisée du cinéma expérimental, du documentaire, de l’histoire populaire et de l’art visuel. Le plan des femmes en noir sur la plage y constitue un leitmotiv visuel puissant et dérangeant. Il semble tout à la fois anachronique ( Le Liban des années 80 était le pays des bikinis et des minijupes, comme le rappelle une séquence) et, selon les propos de la réalisatrice elle-même dans un entretien récent, prophétique ( ne peut-on croiser ces figures fantastiques de femmes emmurées aujourd’hui? ). Grâce à la voix, la musique et une approche formelle d’une grande liberté, le film donne corps à une mémoire effacée et propose une histoire alternative du Proche-Orient, racontée par celles qu’on a réduites au silence. Présenté il y a quelques mois à un public américains de jeunes gens, il a reçu un accueil chaleureux qui témoigne de sa pertinence dans le monde contemporain. 

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