Bo Widerberg – « L’Homme de Majorque » (1984)

La scène est anodine mais elle résume à elle seule l’ambition dialectique et esthétique de L’Homme de Majorque (Mannen från Mallorca, 1984), restauré et ressorti en salles en même temps qu’une dizaine de films de Bo Widerberg sous l’égide de Malavida : deux policiers pourchasseurs de braqueurs, Johansson (Tomas Von Brömmsen) et Jarnebring (Sven Wollter), discutent de ce qu’ils vont manger lors de leur pause déjeuner ; l’un propose d’aller dans un McDonald’s pour se sustenter, l’autre refuse selon de nouvelles convictions anti-capitalistes, préférant alors manger suédois. Second polar (presque) d’affilée dans la filmographie à la fois cohérente et disparate de Bo Widerberg, le film s’appuie beaucoup sur ce conflit interne, et d’une manière similaire à celle qu’adopta Jean-Pierre Melville quinze à vingt ans plus tôt, tout à la fois influencé par une vision américaine, quasi-Nouvel Hollywood, du cinéma policier mais poursuivant la volonté de dénudement et de réfrigération du genre prolongeant le geste esthétique de l’oeuvre précédente du cinéaste, Un flic sur le toit (Mannen på taket, 1976).

Les deux enquêteurs Jarnebring et Johansson (S. Wollter ; T. Von Brömmsen) (©Malavida Films)

De ce point de vue, l’intérêt majeur de L’Homme de Majorque réside au final assez peu dans son intrigue emberlificotée que nous ne résumerons pas ici, certes bien écrite et critiquant sans réel filtre une nation suédoise apparemment en déliquescence, tout autant en proie à l’intolérance de toutes sortes qu’à une décadence (assez caricaturale, il faut bien l’avouer) aussi bien morale (les deux flics en planque devant le bordel ; la photo de fête homo-érotique dénouant l’enquête, évoquant le rôle des bacchanales sado-masochistes secrètes dans le récit du giallo Qui l’a vue mourir ? d’Aldo Lado [Chi i’ha vista morire ?, 1972]) qu’éthique, le film de Widerberg soulevant le voile de la corruption d’une police tentée par le lucre et la violence. C’est plutôt par sa mise en scène et par son sens du récit que le long métrage passionne, alternant le chaud et le froid, le feu et la glace avec une certaine maestria. En cela, L’Homme de Majorque entretient un étroit cousinage avec Un flic sur le toit, les deux films scrutant le patinement de l’enquête policière tout en en émaillant la trajectoire de flambées de violence et d’action arrivant presque à l’improviste dans le récit.

Ces dépenses d’énergie montrent le sens du découpage de Widerberg, monteur de son film, faisant preuve d’un sens du rythme et d’une maîtrise de l’espace proprement sidérants. Deux séquences semblent particulièrement remarquables : celle ouvrant le film, hold-up ponctué d’une poursuite dans une école attenante à la banque cambriolée, long moment d’action faisant parfois penser aux mises en scène de Michael Mann (on peut par ailleurs se demander si le réalisateur américain n’a pas été un temps spectateur attentif de Bo Widerberg au regard de la séquence de fusillade d’Un flic sur le toit, inspiration possible de celle, anthologique, ponctuant le casse de Heat [1995]). La seconde concerne une belle course-pousuite automobile, comparée par Johansson et Jarnebring eux-mêmes à celle de Bullitt (Peter Yates, 1968), confirmant par là même leur attachement à un imaginaire spectaculaire du policier résolument américain, et alors même qu’elle serait plutôt plus proche par sa vigueur aux grands exemples friedkiniens du genre.

Poursuite (S. Wollter) (©Malavida Films)

Ces séquences viennent rompre la monotonie, parfaitement volontaire, d’un récit privilégiant une enquête qui s’embourbe, redémarre et s’embourbe encore dans les bureaux de la criminelle stockholmoise. L’une des scènes saillantes de L’Homme de Majorque, de ce point de vue, s’avère l’interrogatoire de l’un des clients de la banque cambriolée lors de la scène d’ouverture, journaliste clochardisé et quelque peu délirant ; débitant en boucle de possibles informations majeures qui ne se trouvent finalement être que des banalités affligeantes écoutées d’une oreille distraite par un flic peu dupe de l’état psychique de son interlocuteur, le témoin zinzin semble finalement plus retenir l’attention de Bo Widerberg lui-même, enregistrant in extenso l’inintérêt des propos décousus du pauvre homme. Le réalisateur conserve donc dans son montage, en intégralité, une séquence qui ne dit rien et ne veut rien dire, dans l’optique même de rendre abstraite, presque incolore et inodore, cette investigation qui ne saura tout au long du film avancer que par les divers fruits du hasard et de l’énergie dépensée dans les scènes d’action tranchant dans le vif cette étrange asthénie.

A partir de cela, nous sommes en droit de nous poser la question sur l’influence majeure qu’a pu avoir Bo Widerberg et sa vision du polar sur la littérature policière suédoise, et plus particulièrement sur la pierre angulaire de cette dernière, la « saga Kurt Wallander » écrite par Henning Mankell (1991-2013). Alternant la minutieuse description de l’ennui de l’administration policière et de la misère affective quoditienne de son personnage-titre avec d’impressionnantes flambées d’action et/ou de violence incontrôlée, l’écriture de Mankell semble adopter la succession de sous-régimes et de surrégimes soudains gouvernant au rythme très particulier des œuvres policières de Widerberg, et qui les rend au minimum intrigantes mais le plus souvent assez passionnantes.

Grande séquence de braquage (©Malavida Films)

Moins romantique et moins pourvu des ampleurs romanesques des grands films de Bo Widerberg (Elvira Madigan [1967] ; le chef-d’oeuvre Ådalen ’31 [1969] ; Joe Hill [1971]), L’Homme de Majorque mérite donc néanmoins largement le coup d’oeil, tant pour sa maîtrise formelle indéniable que pour son audace dans cette manière de raconter son histoire, faisant des moments de stase de réels tremplins vers des séquences d’action d’une beauté sans pareille.

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A propos de Michaël Delavaud

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