Cinquième volume de la collection Darkness, censure et cinéma dirigée par Christophe Triollet, Homosexualité, censure & cinéma propose, comme son titre l’indique, d’étudier les liens complexes que le septième art a entretenus avec la représentation de l’homosexualité et la manière dont cette préférence sexuelle a été masquée, abordée de manière détournée, réprimée ou censurée.

Deux nouveautés frappent à la lecture de ce nouveau numéro. Primo, il s’agit pour la première fois de textes inédits et non pas des reprises d’essais publiés autrefois dans le fanzine Darkness. Deusio, c’est sans doute le recueil le moins « bis » du lot. Si l’exercice de la censure a beaucoup touché ce cinéma « bis » lorsqu’il fut question de violence et de sexe (les deux mamelles d’un certain cinéma d’exploitation), il semble que l’homosexualité ne fut pas un thème suffisamment porteur pour ces franges du septième art et que la censure n’eut pas besoin d’y sévir. Tout au plus peut-on trouver, comme le montre Albert Montagne dans son texte Des tiges et des toges, des traces d’homo-érotisme dans le péplum même s’il fut très codifié et plutôt autocensuré jusqu’aux déferlements orgiaques du Caligula de Tinto Brass (film qu’on aura du mal à faire entrer dans la catégorie du « cinéma bis »).

Considérée comme un crime jusqu’à la Révolution, dépénalisée totalement en France en 1982 et seulement sortie de la liste des pathologies mentales en 1992 (!) par l’OMS, l’homosexualité restera un immense tabou au cinéma jusqu’au début des années 70 et l’avancée de la libération des mœurs. Homosexualité, censure & cinéma nous propose un panorama très complet et passionnant de cette histoire d’une représentation interdite qui a pu, enfin, se développer et se banaliser (même si elle est encore loin d’être totalement acceptée). De l’ère du pré-code Hollywoodien aux séries d’aujourd’hui en passant par le cinéma underground, les auteurs démêlent les fils complexes d’une histoire où se côtoient répression, autocensure (souvent davantage pour des raisons économiques que juridiques) et affirmation d’une identité. Benjamin Campion et Didier Roth-Bettoni s’intéressent au cinéma américain « classique » où les timides audaces du cinéma « pré-code » (où l’homosexualité masculine fut traitée de manière comique et le lesbianisme de manière un peu plus naturelle, notamment lorsque Garbo embrasse spontanément sur la bouche une comtesse dans La Reine Christine) furent balayées par l’intransigeance du Code Hays. Roth-Bettoni analyse pertinemment la façon dont l’homosexualité explicite de certains romans adaptés pour le grand écran fut totalement « travestie » pour complaire à la censure hollywoodienne (par exemple, Rebecca d’Hitchcock). Alain Brassard s’intéresse de son côté au cinéma français à travers l’exemple de trois cinéastes : Marcel Carné pour qui la question de l’homosexualité fut toujours sous-jacente même s’il ne l’aborda jamais de front « pour des raisons économiques (la crainte de l’échec commercial) mais également esthétiques (« je crois surtout que j’aime mieux les choses qu’on devine », affirme-t-il) », Jean Cocteau (qui affirma davantage son homosexualité en passant par le subterfuge de l’imaginaire et de la fantaisie) et André Téchiné dont l’œuvre est traversée par cette question qu’il aborde de manière ambiguë, entre timidité (la peur également que ses films soient réduits à cette seule dimension) et affirmation de soi (notamment à partir du magnifique Les Roseaux sauvages).

C’est dans les marges du cinéma dit « expérimental » que purent se développer, non sans une certaine difficulté, des représentations assumées de l’homosexualité. Dans un texte extrêmement riche, Pascal Françaix revient sur l’histoire du mythique Flaming Creatures de Jack Smith et sur ses déboires avec la censure et la police. Dépassant l’unique « cause gay », le film est un objet irrécupérable qui provoqua une brouille entre son réalisateur et Jonas Mekas qui s’en était emparé pour défendre sa « cause » (la liberté absolue d’une nouvelle expression cinématographique). Si l’essai est aussi stimulant, c’est qu’il soulève un certain nombre de questions qui se posent légitiment lorsqu’on aborde la question du cinéma militant en général et homosexuel en particulier : est-ce que la fin justifie les moyens et est-ce qu’on peut réduire une œuvre d’art à la simple défense d’une cause, aussi légitime soit-elle ? Pour Smith, c’est la vision et l’esthétique qui doivent l’emporter.

Vivien Sica, de son côté, nous offre une étude fouillée et vraiment passionnante de l’œuvre de Lionel Soukaz qui connut de nombreux démêlés avec la censure, notamment lorsqu’il coréalisa avec Guy Hocquenghem le fameux Race d’Ep.

Enfin, Eric Peretti nous propose un texte électrisant (car abordant un sujet très méconnu) sur Boys in the Sand, un film porno gay totalement oublié aujourd’hui mais qui obtint un grand succès à l’époque et qui inventa, avant Gorge profonde que toutes les histoires du cinéma ont pourtant retenu, le « porno chic » vu par un public beaucoup plus large que les habitués du genre.

A ce panorama par genre, il convient d’ajouter une approche « historique », à savoir cette manière qu’ont eu les cinéastes d’aborder le sujet en s’inscrivant dans l’Histoire, qu’il s’agisse de l’Antiquité (le péplum) ou le Moyen-Age (c’est Yohann Chanoir, médiéviste, qui s’y colle) mais également une approche géographique. Christophe Triollet nous propose un panorama mondial lié à l’actualité de la censure (revenant aussi bien sur des polémiques franco-françaises – Tomboy de Céline Sciamma- qu’aux méfaits d’Anastasie en Chine ou en Inde) tandis que Thomas Richard nous éclaire (là encore, le texte est enthousiasmant) sur le cinéma gay israélien, partagé entre une sorte de vitrine culturelle progressiste d’un point de vue international et une certaine autocensure.

Il faudrait tout citer tant ce recueil s’avère copieux et extrêmement instructif (pour la bonne bouche, citons l’excellente analyse de l’œuvre du sulfureux Victor Salva signé Grégory Bouak). Entre moquerie (la traditionnelle « folle » des comédies), rejet et construction petit à petit d’une véritable « identité » qui risque parfois de virer au communautarisme, l’homosexualité demeure un sujet complexe quant à sa représentation même si elle a désormais droit de cité sur les grands écrans (de La Vie d’Adèle à Douleur et gloire en passant par Carol ou l’œuvre d’Alain Guiraudie). Cet ouvrage vient à point nommé pour raconter cette histoire et questionner un sujet qui, espérons-le, finira par n’être plus un « thème de société » mais traité comme devrait l’être toute préférence sexuelle : une liberté individuelle à part entière.

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Homosexualité, censure & cinéma

(sous la direction de Christophe Triollet)

Editions LettMotif

ISBN : 978-2-36716-267-6

Prix : 25€

 

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