C’est désormais avec une certaine impatience qu’on attend chaque nouvelle livraison de la collection « Darkness, censure et cinéma », série d’ouvrages qui succèdent à ce qui fut longtemps un fanzine de haute tenue. Après des panoramas thématiques autour de domaines particulièrement visés par la censure (la violence, le sexe, la politique, la religion, l’homosexualité…), la publication nous propose depuis quelques numéros une approche géographique avec des retours sur la censure en France (n°6), en Orient (n°7) et en Italie pour ce numéro 8.

Les premiers textes nous plongent d’emblée dans ce qui fait l’intérêt et la singularité des ouvrages dirigés par Christophe Triollet : une manière d’établir un équilibre stimulant entre une cinéphilie héritée du cinéma bis (mais pas seulement) et une certaine rigueur universitaire. C’est d’abord Didier Lefevre qui nous propose un texte à la fois très subjectif et amoureux du cinéma populaire italien, rappelant avec justesse qu’il fut le théâtre de tous les excès : « Le cinéma Bis, en général, et le cinéma Bis italien, en particulier, c’est le cinéma des pulsions. Il n’y a pas de limites, pas de filtre. Les producteurs brosse le spectateur dans le sens de l’inconscient, flattent ses bas instincts et projettent ce qu’il y a de plus inavouable sur les écrans. » Et l’on ne peut qu’acquiescer à cette idée que le cinéma italien fut sans doute celui qui est allé le plus loin du côté de la transgression des tabous et la mise en scène des déviances les plus extrêmes. Songeons aux excès du « mondo » (ces documentaires pseudo-ethnographiques et sensationnalistes, centrés sur les pratiques les plus racoleuses), des films de cannibales et leurs regrettables morts réelles d’animaux, de la zoophilie ou la nécrophilie abordées frontalement par un cinéaste comme Joe d’Amato, de la « teensploitation » qui n’hésita pas à sexualiser de (parfois très) jeunes adolescents…

A côté de cela, l’Italie fut sans doute l’un des pays où l’emprise de la censure fut la plus forte, comme le rappelle le très sérieux texte de Nicoletta Perlo qui revient sur l’histoire d’Anastasie chez nos voisins transalpins, de la sinistre époque fasciste à la libéralisation très lente et toujours entravée par l’influence de l’église catholique. Le texte, très juridique, apporte un cadre intéressant pour comprendre ensuite cette tension qui a pu perdurer entre des cinéastes désireux de repousser le plus loin possible les limites de la représentation et un ordre social et moral répressif.

L’ouvrage se compose alors d’une dizaine de textes revenant sur cette histoire mouvementée entre scandales et répressions. Certains de ces faits d’armes sont très célèbres. Albert Montagne revient, par exemple, sur le cas paradoxal de Théorème de Pasolini, scandalisant l’Italie en mêlant le sexe, la politique et la religion mais bénéficiant également d’un certain soutien, y compris chez les catholiques (le prix de l’Office catholique international du cinéma (OCIC) au festival de Cannes) ou encore sur le scandale cannois déclenché par La Grande Bouffe de Ferreri. Jean-Max Méjean s’intéresse quant à lui aux démêlés de Fellini avec la censure et au dernier film de Pasolini, Salo ou les 120 journées de Sodome, l’un des films les plus controversés de toute l’histoire du cinéma. Quelques encarts de Christophe Triollet permettent de ne pas oublier les scandales du Dernier Tango à Paris de Bertolucci ou les quelques coupes nécessaires à Rocco et ses frères de Visconti pour éviter une interdiction aux moins de 18 ans.

Sans minimiser la qualité de ces textes, avouons que ceux qui nous intéressent le plus sont ceux qui abordent des sujets moins documentés. C’est notamment le cas de celui d’Etienne Looze qui brosse le portrait de Silvano Agosti, cinéaste dont on a pu redécouvrir Le Jardin des délices mais qui eut maille à partir avec la censure tout au long de sa carrière et qui passa du statut de « cinéaste indépendant à celui de cinéaste clandestin, cultivant une œuvre autarcique, tel un jardin secret, projetant alors ses nouveaux métrages dans des caves, des parcs, des bals populaires ou dans de petits festivals d’art et essai. » Daniel Bastié s’attarde sur les excès des films de cannibales tandis que Fabien Demangeot nous propose de revisiter l’œuvre déviante de Joe d’Amato, mêlant à la pornographie la plus classique des séquences tordues héritées du cinéma gore (Porno Holocaust) ou du « mondo » (Black Emanuelle en Amérique)

Spécialiste de Lucio Fulci, Lionel Grenier aborde évidemment le cas de son cinéaste fétiche mais nous surprend en n’évoquant pas ses films d’horreur (qui eurent pourtant des ennuis avec la censure, qu’on se souvienne de la scène de la perceuse dans Frayeurs ou de ses films classés sur la liste des « Video Nastiesi » en Grande-Bretagne) mais une comédie politique peu connue : Obsédé malgré lui. Un film qui fait dire à l’auteur : « En réalité, contrairement à une idée reçue, l’œuvre la plus martyrisée du Romain ne met en scène ni zombies, ni pistoleros, pas même l’ombre d’un tueur ganté. C’est une comédie politique, Nonostante le apparenze…e purché la nazione non lo sappia…All’onorevole piacciono le donne (Obsédé malgré lui, 1972), qui a déchaîné les foudres de la censure italienne au point de perdre le director’s cut. » Sans doute parce que le cinéaste laisse éclater dans cette œuvre sa misanthropie et que son film : « synthétise le plus ce qu’il honnit, et il le fait de manière explosive. Église, politiciens, mafia, forces de l’ordre, psychanalyse, télévision…rien n’est épargné, pas même le peuple qui préfère s’abrutir devant la petite lucarne plutôt que de s’intéresser à son propre sort. »

Enfin, Eric Peretti triche un peu avec le cahier des charges en s’intéressant au sort italien du film pornographique de Wes Craven The Firework Woman. L’article est passionnant dans la mesure où il s’attache à une histoire méconnue (qui aurait pu détailler de la sorte les différentes versions existantes de ce deuxième long-métrage de l’auteur de La Dernière Maison sur la gauche ?) et parce qu’il aborde la question de la censure sous un aspect plus « ludique », ne déplorant pas le bâillonnement de l’artiste maudit mais s’amusant de l’aspect aberrant de cette histoire de cache-cache avec les ciseaux d’Anastasie (version « soft » proposée au comité de censure, la sœur du personnage devenant sa cousine pour mieux faire passer la pilule de l’inceste mis en scène par Craven…). On espère vraiment que Peretti sortira un jour un ouvrage complet tant son érudition et son humour font, une fois de plus, merveille.

Pour terminer, le spécialiste des séries Benjamin Campion se penche sur Gomorra et les dangers encourus par l’écrivain Roberto Saviano pour avoir mis son nez dans les affaires de la mafia. Un texte très instructif sur les frontières poreuses entre la réalité et la fiction.

Plus resserrée qu’à l’accoutumée, cette huitième livraison de Darkness ne déçoit donc pas et parvient à restituer avec pertinence tous les contrastes d’un pays qui « concentre dans son cinéma tous les excès et les contradictions de la société ».

i Christophe Triollet nous propose par ailleurs un panorama complet des films italiens placés sur cette fameuse liste des « Video Nasties ».

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Censure & cinéma en Italie (2023)

Darkness, censure & cinéma n°8

Sous la direction de Christophe Triollet

Éditions Lettmotif, 2023

ISBN : 978-2-36716-421-2

242 pages – 24,90 €

 

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