À l’occasion de la sortie en salles de son documentaire onirique The Ballad of Genesis and Lady Jaye autour d’une fascinante histoire d’amour entre l’artiste avant-gardiste new-yorkais Genesis Breyer P-Orridge et sa femme Lady Jaye, la cinéaste Marie Losier nous a accordé un entretien. D’une voix douce et enfantine, elle nous parle de son premier long-métrage, de son parcours et de sa passion pour la pellicule. Rencontre.
Comment êtes-vous devenue cinéaste ?
Marie Losier : À la base, je ne viens pas du cinéma, j’ai un DEA en littérature américaine, mais je ne vous cache pas que je séchais les cours pour y aller (Rires). J’ai toujours été fascinée par le cinéma américain, et plus particulièrement par les films muets et les Slapstick Comedies. Je pense sincèrement que je serais incapable de continuer ma vie aujourd’hui sans le 7e Art.
Plus jeune, je rêvais de New York. Lorsque j’ai eu une bourse assez conséquente pour écrire ma thèse sur les lettres adaptées de Tennessee Williams, j’ai pu concrétiser ce projet. J’ai pris l’argent et j’y suis partie pour faire « des recherches », tout en sachant par avance que je n’allais rien écrire. Dès ma première année là-bas, j’ai tout dépensé pour vivre. Ensuite, je me suis inscrite aux Beaux-Arts afin d’obtenir un visa. J’y ai étudié pendant quatre ans. C’est à ce moment-là que je suis tombée dans le milieu de l’expérimental en travaillant pour un grand metteur en scène de théâtre, Richard Foreman, dont je suis encore très admiratrice de l’œuvre. Il m’a ouverte au son et au découpage, et petit à petit au cinéma underground dans lequel je me suis sentie très vite à l’aise. Ces gens-là avaient un discours qui me ressemblait et m’ont permis de comprendre beaucoup de choses de la vie. J’ai fait de fabuleuses rencontres comme les frères Kuchar et leurs films complètement fous qui ont beaucoup inspiré le cinéaste John Waters. À l’époque, mon petit copain m’avait offert une caméra Bolex 16 mm que j’ai toujours et avec laquelle d’ailleurs j’ai réalisé mon premier film sur Mike Kuchar, l’un des deux frères. J’ai toujours su que mon métier serait lié au cinéma d’une façon ou d’une autre.
The ballad of Genesis and Lady Jay © Epicentre Films
En parcourant votre filmographie, on constate que vous avez toujours eu recours à la pellicule. Pourtant vos films sont autoproduits… Faute de moyens, pourquoi ne jamais avoir opté pour de la vidéo ?
ML : Je viens de la peinture et j’ai donc beaucoup travaillé la matière de mes mains. Mon travail n‘a jamais été propre. Le rapport à la matière et à l’objet a toujours été très important pour moi. Une caméra film est un objet qui pèse un certain poids, possède un son et un rapport à l’image qui est différent de la vidéo. J’ai testé la vidéo à plusieurs reprises, mais à chaque fois je me sentais coincée. On peut filmer des heures entières et je pense que ça engendre inévitablement une attitude différente de la part de la personne qu’on filme. Elle est consciente que l’on peut enregistrer du son et refaire la prise. Moi, j’ai grandi avec un père photographe et le bruit de la bobine dans les salles de cinéma avec un projectionniste qui actionne le tout, ça doit jouer. Avec la caméra que j’utilise, on ne voit pas le résultat immédiatement et il n’y a pas de son synchronisé, ce qui me permet de bien réfléchir à ce que je fais. C’est une sorte de danse avec l’objet, une liberté d’approche de l’image qui me correspond bien. Après, il est vrai que ça coute très cher, mais en même temps j’aime l’idée de pouvoir développer mes propres bobines. Tant que je pourrais utiliser cet outil-là, je continuerais.
Connaissiez vous le travail de Genesis Breyer P-Orridge avant votre rencontre ?
ML : Non, mais c’était une bonne chose d’une certaine façon car j’aime faire des films sur des personnes que je ne connais pas et que je peux découvrir. Je pense que je n’arriverais pas à faire un film si je connaissais trop le travail de quelqu’un.
Afin de rester en totale objectivité sur votre sujet ?
ML : Je pense simplement que lorsque l’on connaît trop une personne, on a déjà un certain jugement et une direction qui nous empêchent de découvrir et d’ouvrir le film vers quelque chose qui peut être autre. La personne que l’on filme nous donnera des choses petit à petit et la relation que l’on tisse grandira plus facilement. Je trouve beaucoup plus de liberté comme cela.
À ce propos, comment vous êtes vous rencontrées avec Genesis Breyer
P-Orridge ?
ML : Lors d’un concert d’Alan Vega, il y avait Genesis accompagnée de Lady Jaye, qui récitait de la poésie sur une musique ambiante. Sa voix unique à la Lou Reed ou Bob Dylan m’a marquée. Elle avait une présence à la fois très dérangeante et bouleversante sur scène. J’en suis sortie assez secouée. Le lendemain, comme la vie est toujours belle, je suis allée à un vernissage et dans la foule, j’ai marché accidentellement sur les pieds d’une personne. En me retournant pour m’excuser, je suis tombée sur Genesis qui m’a sourit. Nous avons alors commencé à parler, puis elle m’a donné son email en me demandant de lui écrire. Ce que j’ai fait aussitôt et elle m’a convié chez elle. Ça a été très direct. Sur place, j’ai rencontré autour d’un café sa femme, Lady Jaye. Pendant une bonne dizaine de minutes, elles m’ont questionnée, puis Jaye a dit : « Mais c’est elle ! », ce à quoi j’ai répondu « Mais c’est moi quoi ? » (Rires). Elle m’a proposée de venir filmer leur groupe Psychic TV deux semaines plus tard durant leur tournée en Europe. J’ai accepté et l’aventure a duré sept ans.
Il n’y a donc eu aucune préparation avant le tournage ?
ML : Déjà, je n’écris jamais de scénario ! Je n’ai donc jamais d’argent pour tourner mes films (Rires). Bien sur, au fur et à mesure du temps et en accumulant des images, ou en faisant des interviews et en rencontrant leur entourage, une direction a commencé à se dessiner. Au début, je ne pensais à un long-métrage, mais plutôt à un court-métrage autour d’une tournée de Psychic TV dans un bus. Le projet a pris une toute autre tournure lorsque je suis rentrée à New York après la tournée. En passant du temps avec elles, j’ai compris qu’il y avait vraiment une autre histoire à montrer. Souvent, le temps permet de comprendre des choses et Genesis en a eu besoin pour être totalement elle-même.
Y a t’il eu des réticences ou vous ont-elles immédiatement donné leur accord ?
ML : D’une certaine façon, ce sont elles qui m’ont choisie. Dès que la confiance a été installée et établie entre nous, il n’y a eu aucune contrainte. La tournée a été tout de même un peu difficile à vivre car tous les membres du groupe testaient ma résistance, ma personnalité et puis surtout ma façon de filmer. Je suis quelqu’un d’assez discret et je pense que ma vieille caméra Bolex 16mm sans son synchronisé a empêché tout voyeurisme. Cela a permis aussi un grand respect entre tout le monde, de la confiance et ainsi l’ouverture du film. Jusqu’à la fin du tournage, Genesis n’a rien vu, ni imposé quoi que ce soit.
De quelle manière ont elles collaboré au projet ?
ML : Les seules choses sur lesquelles nous avons collaborées ensemble ont été positives. Je les filmais et je leur demandais des créneaux pour les interviews. Un entretien d’une heure se transformait vite en six. Elle prenait le temps de me raconter leurs histoires. Elles adoraient les scènes oniriques assez surréelles que je leur faisais faire car c’était à l’encontre de tout ce que les gens avaient construit jusqu’alors autour d’elles. L’image assez violente et intense que véhicule le personnage de Genesis se retrouvait d’un seul coup rêvé en oiseau ou en poisson. Elle pouvait se laisser aller.
Justement, ces scènes oniriques que l’on retrouve tout au long de votre film vont vraiment à l’encontre de ce que l’on a l’habitude de voir dans les documentaires. Il y a quelque chose de très posé…
ML : Comme je vous l’ai dit, je viens de l’expérimental. Et puis il est vrai que j’aime jouer. J’ai tout de suite senti le côté humoristique des deux personnages, leur passion, leur tendresse et leur fragilité. Notre amitié très profonde vient du fait qu’elles m’ont touché et c’est probablement cela qui a permis au film d’exister sous cet angle-là. J’avais des idées très précises de la construction du film, de ce qui pouvait manquer et de ce que je voulais représenter. Certaines scènes ont été recrées pour donner plus de matière à ce que j’avais déjà enregistré ou pour illustrer leurs histoires. Souvent, elles me sollicitaient « Marie, ce weekend end il y a mes filles, viens il faut que tu les rencontres, on va les filmer », ou « Marie, il faut que tu vois mes archives, ça sera superbe. » Il y a eu un véritable échange entre nous. Alors qu’elles souhaitaient un film autour de la pandrogénie, ça en est devenu un sur l’amour.
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la pandrogénie ?
ML : C’est compliqué ! Il s’agit d’un mot inventé et crée par Genesis, dont le principe est de mélanger deux êtres pour n’en devenir qu’un. C’est une personne qui n’est ni féminin, ni masculin, vivant sans aucune contrainte dans notre société. On peut dire qu’il s’agit d’un être libre qui peut évoluer, une sorte d’éternel entre les deux.
The ballad of Genesis and Lady Jay © Epicentre Films
C’est très abstrait …
ML : Tout à fait, mais c’est en même temps physiquement existant puisqu’elles ont été jusque là. Ce principe n’a pas été inventé seulement par amour. Si on regarde bien l’œuvre de Genesis, on se rend bien compte que c’était présent dès ses débuts. Elle a inventé la musique industrielle qui vient du collage de sons, de cassettes, d’inventions de matériels et d’instruments. Cette musique n’existait pas auparavant. De même que pour les performances qu’elle faisait dans les années 70. Ce fut la première à faire des changements physiques du corps avec des tatouages ou en se féminisant. L’inversement des rôles était déjà là. C’est une grande continuation du Cut-Up que l’on peut voir même dans sa peinture, ses collages ou son écriture. Avec la pandrogénie, il s’agissait juste de pousser la chose jusqu’au corps par amour. Il y a la même cohérence pour Lady Jaye. De par son métier d’infirmière, elle avait un rapport au corps assez intense, puis physique dès qu’elle fut malade. C’était une femme qui avait aussi un rôle de dominatrice au Jacky 60, un club new-yorkais extrêmement lié au sexe et à la performance. Elle n’acceptait pas le fait d’être simplement réduite à ce que l’on attend d’une femme dans notre société.
Et elles se sont retrouvées toutes les deux au bon moment. Dès leur rencontre, Jaye a commencé à habiller Genesis de ses propres vêtements.
La pandrogénie n’aurait elle pas pu être le sujet central de votre film ?
ML : Non, parce que ça n’aurait pas été suffisant et surtout beaucoup trop arrêté. N’oublions pas que l’on parle ici d’une performance d’art de toute une vie. Genesis et Lady Jaye ne séparaient jamais leur vie de leur travail. Quelque part, tout était lié, donc je ne pouvais pas m’arrêter sur un seul principe. Et puis, une histoire d’amour est beaucoup plus touchante qu’une histoire de chirurgie. Je n’ai rien montré de ce côté difficile lié à l’image.
Lorsqu’on lit le synopsis du film, il est vrai que l’on ne s’attend pas à ça…
ML : Vous savez, c’est comme pour les groupes de rock, on s’attend à voir de la drogue, du sexe, etc. Certes, ça fait partie de leur vie, mais on peut vite tomber dans le cliché. J’ai préféré éviter cela. Et puis, ce n’est pas mon monde mais un regard et mon approche personnelle centrés sur des moments de vie.
Comment avez-vous appréhendé la suite du tournage après la disparition de Lady Jaye ?
ML : Ça a été très dur car au fil des ans nous avons crée une relation d’amitié. Je ne voulais absolument pas m’insérer avec la caméra chez Genesis qui était effondrée et venait de perdre l’amour de sa vie. Elle est restée cloitrée chez elle pendant plusieurs mois et je venais la voir en tant qu’amie. À ce moment-là, je pensais que le projet était fini. Et puis un jour, elle m’a appelé en me disant : « Marie, il faut que tu m’aides en terminant ce film, ça me donnera l’énergie de continuer. Et puis ça sera un hommage pour Jaye qui y tenait tellement. » On a passé deux ans supplémentaires à filmer et à rassembler tout ce qu’il fallait pour l’aboutir. Le montage a duré ensuite huit mois !
Vous avez vraiment réussi à rendre lumineuse la suite du documentaire malgré cet événement tragique…
ML : Merci. Tout d’abord, je pense que ces moments fonctionnent car Jaye est toujours présente, même d’un point de vue verbale : Genesis ne dit pas « je » mais « nous. » La pandrogénie continue, et Genesis ne s’est pas arrêtée finalement. C’est quelqu’un de très solide qui a une foi en la musique et en l’art. Depuis son décès, la musique ou les collages que Genesis a créés tournent autour de Jaye. Même sur ses tatouages elle est là à travers des symboles qui l’évoquent comme le gant qu’elle portait ou la cigarette. Tous ses projets sont liés à Jaye. Je ne voulais pas m’enterrer dans quelque chose de final ou de glauque puisque l’amour continue. Lady Jaye est présente par son absence.
Quelle a été la réaction de Genesis lorsqu’elle a découvert le film pour la première fois ?
ML : La projection s’est faite chez moi. Ce fût un moment très dur pour elle. À la fin du film, elle m’a serré dans ses bras, puis elle est partie sans rien dire. Huit heures plus tard, elle m’a appelé en me disant que je lui avais fait le plus beau cadeau qu’elle n’aurait pu avoir. Elle est encore très investie sur le projet et d’une générosité incroyable. Par exemple, lors de la première à Berlin, elle a donné un concert. De la même manière, durant les interviews, elle ramène toujours tout au film, au fait que c’est ma vision et qu’elle n’est pas là pour parler d’elle. Je trouve cette attitude très belle.
Comment avez-vous financé ce documentaire ?
ML : Je l’ai totalement autoproduit et à vrai dire je n’ai jamais cherché de financements. Venant du milieu expérimental, je fais tous mes films de façon artisanale : je tiens la caméra, j’enregistre le son, je crée les costumes et je fais également le montage. Je dois donc travailler à côté afin de pouvoir payer mes bobines et mon loyer ! Ça passe avant tout ! Mais bien sur en sept ans, j’ai eu heureusement quelques bourses qui m‘ont aidée. Ce n’est qu’une fois le film terminé, que Martin Marquet, un ami très loyal, est devenu mon producteur. Sans lui, je ne serais pas là à présenter le film. Et puis, je ne sais pas comment fonctionne le milieu du cinéma : les droits, le contrat, etc. On ne fait jamais un film complètement seul.
Marie Losier par Bertrand Jacquot
Pourriez-vous revenir vivre en France aujourd’hui ?
ML : Je pense que je n‘arriverais jamais à vivre ailleurs qu’à New York. C’est un superbe cadeau de pouvoir montrer mon film ici, mais Paris est une ville que j’ai laissé il y a maintenant dix-sept ans avec le passé qui va avec. Bien que je prenne énormément de plaisir à y revenir, je sais que je ne fonctionne pas bien ici. New York m’a permis d’être moi-même et trouver ce que je voulais faire de ma vie. Je pense qu’une langue étrangère et le fait de se retrouver dans un autre pays permettent de se libérer d’un passé trop encombrant. On est comme une page blanche. Par ailleurs, c‘est un lieu tellement fou, un bouillon d’énergie brassant un tas de cultures. On y fait toujours des rencontres improbables alors que l’on ne s’y attend pas. Je dois avouer aussi que New York est une ville très dure où il est difficile de payer un loyer. La plupart des gens qui font des films cumulent plusieurs boulots à la fois. Il n’y a pas vraiment beaucoup de temps pour créer, et c’est sûrement pour cette raison que ça m’a pris sept ans à concrétiser ce long-métrage.
Quels sont vos projets à venir ?
ML : Pour le moment, je suis prise par la promotion du film jusqu’en avril prochain. Mais j’ai déjà pleins d’envies. Je pense notamment à un documentaire autour de la Lucha libré, une boxe mexicaine chorégraphiée.
The Ballad of Genesis and Lady Jaye de Marie Losier, sortie le 26 octobre.
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