Cannes 2025 (Compétition) – Ari Aster – Eddington

Eddington d’Ari Aster : western mental et vertige visuel pour un monde déréglé

 

Présenté en ouverture du 78ᵉ Festival de Cannes, Eddington, le nouveau film d’Ari Aster, était attendu comme l’un des temps forts de la Croisette. Après l’horreur florale de Midsommar et les circonvolutions mentales de Beau Is Afraid, Aster s’aventure cette fois sur les terres du western contemporain, pour un récit situé en pleine pandémie dans une petite ville fictive du Nouveau-Mexique.

Sur le papier, tout semblait réuni : un casting cinq étoiles (Joaquin Phoenix, Pedro Pascal, Emma Stone), une ambition esthétique manifeste, et une volonté de croiser critique politique, satire sociale et vertige existentiel. À l’écran, pourtant, l’équation ne trouve pas toujours son point d’équilibre.

© Album/Alamy

Eddington est un film labyrinthique, volontiers confus, qui oscille entre étrangeté maîtrisée et désorientation totale. La narration — fragmentée, poreuse, volontairement elliptique — laisse certains spectateurs sur le seuil, entre hypnose et fatigue. On s’y perd parfois, et pas toujours pour de bonnes raisons. Difficile de dire si le film désoriente par nécessité ou s’il s’égare dans ses propres ambitions.

Joaquin Phoenix, dans le rôle d’un shérif anti-masque paranoïaque, habite le film avec intensité. Son jeu — halluciné, parfois burlesque — fascine autant qu’il inquiète : ne serait-il pas en train de s’enfermer dans une galerie de marginaux psychotiques, à la manière d’un Nicolas Cage des années 2000 ? Le comique naît ici du décalage, mais la ligne est ténue entre performance habitée et caricature.

Pedro Pascal et Emma Stone, pourtant très attendus, semblent sous-employés, relégués à des fonctions périphériques dans un récit dont le centre gravite autour d’un homme en chute libre. L’intrigue, quant à elle, mêle affrontement politique local, tensions sociales, fantasmes complotistes et mémoire collective, sans toujours parvenir à articuler ces strates dans une narration claire.

© Album/Alamy

Là où Eddington frappe, c’est dans sa proposition visuelle, tendue, granuleuse, saturée. Tourné dans des paysages arides, le film adopte une photographie naturaliste et crue, signée Pawel Pogorzelski, qui capte la lumière blanche des déserts, les intérieurs étouffants, les visages brûlés par l’angoisse et la chaleur.

Mais ce réalisme est sans cesse contaminé par des injections stylistiques déroutantes : effets de distorsion, ruptures chromatiques, filtres colorés, flous de perspective. L’image devient le symptôme d’une Amérique malade, tiraillée entre réel et fantasme, saturée d’écrans, de peurs virales et de paranoïa politique.

Certaines séquences de débats publics ou de discours électoraux sont filmées comme des duels de western — mais un western de l’ère numérique, revisité par Leone sous anxiolytiques et Cassavetes sous acide. La mise en scène crée une tension électrique permanente, mais aussi une forme de saturation qui épuise à force de vouloir tout dire, tout montrer, tout condenser.

La réception à Cannes a été à l’image du film : contrastée. Une ovation polie de cinq minutes, entre admiration pour l’ambition formelle et perplexité face à l’objet final. Certains y voient une œuvre malade pour un monde malade (Libération), d’autres parlent de chaos visuel sans ligne claire (The Guardian). The Independent loue sa précision crue, tandis que The Times déplore une mise en scène « trop signifiante pour son propre bien ».

© Album/Alamy

Au fond, Eddington prolonge ce que le cinéma d’Aster tente depuis ses débuts : mettre l’image en crise pour rendre compte d’un monde en crise. Il ne propose pas une vision mais une expérience — troublante, fatigante, fragmentée. Le western, ici, ne raconte plus une conquête ou un ordre nouveau : il devient le miroir brisé d’une société fracturée, où le genre ne fonctionne plus comme récit mais comme symptôme.

Formellement ambitieux, esthétiquement tendu, Eddington est un film inégal, parfois fascinant, parfois vain. Il ne parvient pas toujours à maîtriser le vertige qu’il provoque, mais il laisse une empreinte sensorielle forte. Ari Aster ne rassure pas, il dérange — parfois trop. Et si son film déroute, c’est peut-être parce qu’il reflète à la lettre l’état du monde qu’il filme : désaccordé, traversé de chaos, saturé de signaux contradictoires. Un cinéma du débordement qui préfère la tension à la clarté. À chacun d’y trouver — ou non — son point d’ancrage.

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A propos de Frédérique LAMBERT

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