"Les Bonnes", m.e.s. Armel Veilhan & Serge Gaborieau – Théâtre Lucernaire

Les Bonnes est sans aucun doute le texte de Jean Genet le plus joué.
 
Ecrite en 1947, la pièce raconte l’histoire de deux domestiques, Claire et Solange, qui s’amusent, une fois leur patronne partie, à se travestir pour en singer le comportement et s’en moquer.
  
CLAIRE (imitant Madame) _ Disposez mes toilettes. La robe blanche pailletée. L’éventail, les émeraudes.
SOLANGE _ Tous les bijoux de Madame ?
CLAIRE _ Sortez-les. Je veux choisir. (Avec beaucoup d’hypocrisie.) Et naturellement les souliers vernis. Ceux que vous convoitez depuis des années. Solange prend dans l’armoire quelques écrins qu’elle ouvre et dispose sur le lit. Pour votre noce sans doute. Avouez qu’il vous a séduite ! Que vous êtes grosse ! Avouez-le ! Solange s’accroupit sur le tapis et, crachant dessus, cire des escarpins vernis. Je vous ai dit, Claire, d’éviter les crachats. Qu’ils dorment en vous, ma fille, qu’ils y croupissent. Ah ! ah ! vous êtes hideuse, ma belle. Penchez-vous davantage et vous regardez dans mes souliers. (Elle tend son pied que Solange examine.) pensez-vous qu’il me soit agréable de me savoir le pied enveloppé par les voiles de votre salive ? Par la brume de vos marécages ?
 
Peu à peu, au travers de la haine qu’elles ressentent pour leur patronne et de la façon qu’elles ont de s’en jouer, se profile un dessein bien plus noir qui implique le mari de Madame, Monsieur, ainsi qu’un plan des plus machiavéliques.
 
 
Bien que Genet se soit inspiré de l’histoire des sœurs Papin, terrible drame survenu en 1933 durant lequel deux domestiques décidèrent de tuer leur patronne1, l’auteur décide d’en changer le dénouement pour s’intéresser à la schizophrénie des deux personnages principaux. En effet, le miroir est au cœur même de la pièce puisque les deux sœurs n’ont de cesse de revêtir tour à tour  le costume de Madame, accumulant ainsi les effets de dialogue : Solange parle à Claire jouant Madame et inversement, jusqu’à ce que les prénoms même se brouillent, chacune des sœurs jouant l’autre. C’est dans ce flou déstabilisant que Genet installe le malaise de la conspiration, faisant ainsi germer l’idée de meurtre dans le terreau malsain de la folie.
 
C’est très habilement que les deux metteurs en scène Armel Veilhan et Serge Gaborieau (compagnie Théâtre A) ont décidé de gommer cet aspect schizophrénique et la dimension surréaliste de la pièce pour justement l’inscrire dans un quotidien presque banal, renforçant par là même l’aspect policier de l’intrigue. En effet, dans de nombreuses mises en scène contemporaines, le théâtre de masque « genessien » des Bonnes est renforcé par des effets scéniques qui emmènent la pièce sur le terrain du psychologique et de la folie. Ici, bien que cet aspect ne soit pas écarté tant il fait partie du texte, la pièce insiste plus sur la machination en elle-même et la relation infantile qui unit les deux bonnes, soulignant ainsi en contrepoint l’ignominie de l’acte qu’elles s’apprêtent à accomplir.
 
CLAIRE_ Car Madame est bonne ! Madame est belle ! Madame est douce ! Mais nous ne sommes pas des ingrates, et tous les soirs dans notre mansarde; comme l’a ordonné Madame, nous prions pour elle. Jamais nous n’élevons la voix et devant elle nous n’osons même pas nous tutoyer. Ainsi Madame nous tue avec sa douceur ! Avec sa bonté, Madame nous empoisonne. Car Madame est bonne ! Madame est belle ! Madame est douce !
 
A ce titre les deux interprètes principales sont brillantes : Violaine Phavorin incarne une Solange décidée et extravertie, qui domine sa sœur et l’humilie à longueur de temps.
 
(c) Yann Jules Gayet
 
Marie Fortuit est quant à elle Claire, la plus timide des deux, mais qu’on ne s’y trompe pas : le masque étant important chez Genet, Claire est sans doute la plus extrême aussi. Cette ambivalence du personnage est brillamment évoquée par le physique enfantin et candide de la comédienne qui ainsi insuffle la dose pertinente d’ambiguïté indispensable à son personnage.
 
 
CLAIRE, imitant Madame _ Vous me détestez n’est-ce pas ? Vous mécrasez sous vos prévenances, sous votre humilité, sous les glaïeuls et le réséda. On s’encombre inutilement. Il y a trop de fleurs, c’est mortel. Je serai belle. Plus que vous ne le serez jamais.
 
Odile Mallet, que l’on avait pu voir chez Jeunet, est ici Madame et c’est avec une prestance très "râcée" qu’elle incarne son personnage d’aristocrate. Hautaine, bourgeoise jusqu’au bout de la perruque, elle devient étrangement attachante par les contradictions qu’elle assène sans y faire attention : elle se montre tantôt abjecte, tantôt sensible, si bien que le spectateur finit par s’attacher rapidement à ces fêlures que la comédienne retranscrit avec talent sous la poudre et la fourrure. La différence de génération entre Madame et les deux bonnes renforce le fossé qui les sépare et les non-dits de la relation dominante-dominées qui les unit. C’est aussi deux histoires de théâtre qui semblent être racontées ici, en filigrane.
 
 
MADAME à Claire _ Approche un peu ! Approche ! Mais. . . tu es fardée ! (Riant. ) Mais Claire, mais tu te fardes !
CLAIRE, très gênée _ Madame . . .
MADAME_ Ah ! ne mens pas ! D’ailleurs tu as raison. Vis, ma fille, ris. C’est en l’honneur de qui ? Avoue.
CLAIRE_ J’ai mis un peu de poudre.
MADAME_ Ce n’est pas de la poudre, c’est du fard, c’est de la « cendre de roses », un vieux rouge dont je ne me sers plus. Tu as raison. Tu es encore jeune, embellis-toi, ma fille. Arrange-toi.
 
Au niveau de la mise en scène, le choix semble s’être porté sur la simplicité : si le texte précise que le lieu de la pièce est unique et doit correspondre à la chambre de Madame, les deux metteurs en scène ont choisi quant à eux de décrire dans un premier temps la chambre des bonnes avant d’aller dans ce qui semble être celle de Madame. Ce décor s’est construit peu à peu et a été influencé par le lieu dans lequel les répétitions se sont tenues, comme si l’espace s’était imposé par lui-même, dictant ses propres règles. Par un jeu astucieux mais convenu de paravents, ils modulent l’espace pour évoquer les deux différentes ambiances. Les lignes sont sévères, précises : chirurgicales. Le mobilier semble fragile, en bois brut. Plein d’échardes. Les paravents sont comme recouverts de papier de riz, japonisant : tout semble très à la brèche. Prêt à se déchirer et être détruit. Le miroir qui apparait en cours de route semble insister sur le jeu qui unit les trois personnages et à leur façon qu’ils ont de devenir l’autre et cela constamment.
 
 
Sans revisiter pour autant l’œuvre de Jean Genet en lui donnant une couleur personnelle et audacieuse, ces Bonnes s’avèrent un très bon moment porté par des comédiennes très justes. Une mise en scène classique, réaliste, mais appropriée pour souligner le caractère incisif de ce drame.

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(1) C’est le même fait-divers qui inspirera Claude Chabrol pour La Cérémonie.

 
Jusqu’au 1er septembre au Théâtre du Lucernaire

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