A une vingtaine de minutes près (ses dernières), on a failli écrire qu’Essential Killing était une nouvelle et spectaculaire illustration de la versatilité de l’œuvre de Jerzy Skolimowski. A l’exception des premiers réalisés en Pologne (et tout récemment édités en DVD par Malavida), ses films révèlent souvent une hétérogénéité de thématiques et de styles assez rare chez un cinéaste que l’on peut pourtant incontestablement ranger dans la catégorie des « auteurs ». Gageons d’ailleurs que cette image un peu brouillée a contribué à en faire un réalisateur encore largement sous-estimé et plutôt méconnu d’un public plus large que celui des cinéphiles avertis.
En campant la fin de son récit dans la froide forêt polonaise et notamment à travers son épilogue avec une Emmanuelle Seigner un peu incongrue (sa marque de soutien personnel à son vieux copain Polanski en pleine tourmente judiciaire au moment du tournage ?), Skolimowski retrouve un univers curieusement proche de celui de Quatre nuits avec Anna, le film qui avait marqué son retour au cinéma en 2008 après plus de quinze ans d’absence. Mais tout ce qui précède relève d’un genre aussi nouveau qu’inattendu pour Skolimowski : le survival movie.Le cinéaste polonais traite le genre de façon assez particulière, finalement un peu moins radicale que cela fut commenté au moment de la présentation d’Essential Killing à Venise (où le film décrocha le prix spécial du jury et la Coupe Volpi d’interprétation pour Vincent Gallo), mais empreint de behaviorisme. Essential Killing n’est clairement situé ni dans le temps, ni dans l’espace, son personnage reste muet (à part quelques cris ou grognements autant animaux qu’humains), tout psychologisme en est (presque) absent : seuls comptent les actes et cette approche est clairement assumée par Skolimowski, qui se défend totalement d’avoir fait un film « politique » et revendique avec force sa neutralité. Cette prétendue neutralité pose un premier problème, que l’on voudra bien évacuer assez vite mais qui fait néanmoins question sur le rôle de l’artiste dans le monde qui l’entoure. Si Essential Killing entretient le flou sur ce qu’il montre, il est néanmoins très clair que son personnage principal est un fondamentaliste musulman, probablement combattant volontaire du Djihad (c’est le sens des quelques réminiscences de son passé proche qui ponctuent le récit, avec une maladresse qui laisse un peu pantois venant d’un cinéaste de la trempe de Skolimowski), qui fuit les troupes américaines et leurs méthodes « guantanamo-aboughraibiennes ». Même s’il s’agit pour lui de sauver sa peau à chaque instant, le film en fait d’emblée une machine à tuer que l’absence de pensée formulée (puisqu’il ne parle pas) ne peut jamais vraiment humaniser. Disons simplement, pour clore le sujet, que l’on peut s’étonner qu’un film « neutre » dépeigne au final le « combattant musulman » comme l’Occident en fait généralement le portrait sans nuance…Mais on est aussi surpris de voir que, durant presque tout le film et dès sa première scène, Skolimowski ne tranche pas sur la place qu’il assigne à sa caméra, recourant régulièrement aux plans en caméra subjective. Si cela ne traduit pas forcément une absence de point de vue de cinéaste, cela donne en tout cas au film des airs de jeu vidéo ; Essential Killing serait d’ailleurs un excellent nom pour un FPS (First Person Shooter), même si l’on doute qu’un éditeur s’aventure un jour à nous faire rentrer dans la peau d’un taliban…

On ne peut pas nier que Skolimowski fasse preuve d’une réelle efficacité dans ces scènes souvent aussi brutales qu’expéditives, où la rapidité d’exécution prime (il s’agit donc vraiment bien de tirer le premier). Il filme ces scènes avec d’autant moins de glamour que l’on voit bien quel est son propos principal à travers son film : proposer au spectateur une expérience sensorielle aussi proche que possible de son personnage, lui faire ressentir des sensations instinctives, primitives, originelles. C’est le propos de ces scènes où Vincent Gallo affamé dévore le peu qui lui tombe sous la main : fourmis vivantes, écorce d’arbre, poisson cru à peine pêché ou lait maternel tété à même le sein d’une jeune maman violentée au bord d’un chemin…

Mais ces intermèdes chocs illustrent plutôt la principale faiblesse du film : sa difficulté à « éprouver » le spectateur. Peut-être une question de durée et donc de mise en scène. En se voulant pourtant moins démonstratifs, ses premiers films évoqués au début de ce texte étaient autrement plus impressionnants de ce point de vue, que ce soient les scènes du train et du combat de boxe dans Walkover ou bien le début ou la scène du tremplin de ski dans La Barrière. Question aussi, sûrement, de scénario : loin d’une errance existentielle à la Gerry, le film épouse davantage le schéma classique et hollywoodien de péripéties un peu trop fréquentes pour être vraiment crédibles (encore le syndrome jeu vidéo ?) que celui du film expérimental qu’il voudrait être. Malgré ses défauts, le récent Route Irish de Ken loach s’avère autrement plus troublant et dérangeant dans sa scène de waterboarding, bien trop courte ici pour impressionner vraiment le spectateur et le mettre dans les conditions du personnage principal du film (indépendamment du fait que, chez Loach, cette scène nous révèle aussi beaucoup de choses sur le personnage qui en est l’auteur, sur sa cruauté et sa crédulité).

Du coup, peut-être toutes les conditions ne sont-elles pas réunies par la mise en scène de Skolimowski pour que la « performance » de Vincent Gallo s’avère convaincante. On a plutôt l’impression qu’elle semble se suffire à elle-même, mais que, derrière le grimage (barbe et cheveux hirsutes, saleté, sang…) et les grimaces de douleur, l’acteur reste un peu trop aux abonnés absents…

 

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Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

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A propos de Cyril COSSARDEAUX

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