En choisissant la représentation la plus universelle et la plus naïve qui soit, A Ghost Story s’affranchit de toute distanciation. Cachée sous un épais drap blanc, suaire païen à l’épreuve du temps, la silhouette pourrait se dissimuler alors qu’elle se dévoile : identifiable par tous, le fantôme impose sa présence avec évidence.

Chargée d’émotions et d’une puissante mélancolie, l’incarnation post-mortem se dresse après un court préambule : quelques scènes de la vie commune de M et C avant que la mort les sépare. L’histoire du titre commence alors et s’inscrit dans les deux dimensions nécessaires à la narration, l’espace et le temps. Simple pavillon de banlieue planté sur un gazon fatigué, la maison dans laquelle M reste seule dépasse son statut de décor pour accompagner un mouvement temporel qui se dédouble au fil du récit.

Le temps prend sa propre mesure selon qu’il file à l’heure humaine ou qu’il se déploie sous le regard du fantôme. Ligne continue ponctuée d’étapes (la vie à deux, la vie seule, le départ) ou mouvement aux connexions floues constitué d’attente et d’observation, il n’existe que dans la perception des êtres et se met en boucle pour échapper à tout contrôle. Devenu abstrait, il offre à la narration la liberté d’un récit brut et essentiel, A Ghost Story devenant l’histoire de la conscience de soi, des autres, du monde.

Intrinsèquement lié à la présence du fantôme, le cadre de ses apparitions se pose en point zéro du récit. Par son évolution, de sa construction à sa destruction, le pavillon de banlieue devient le marqueur d’une temporalité qui défile, s’érode, coule au-dedans comme au dehors, mêlant l’avant, le pendant et l’après de l’histoire d’amour liant M et C dans un même cycle. La mémoire du lieu, que les personnages s’approprient et dont ils se voient plus tard expropriés, espace-temps évoluant à sa propre vitesse, unissant la terre promise au désir de posséder puis à l’abandon (et retour à l’humus), structure une mise en scène qui rend profondément compte de sa dimension spatiale (réelle comme mentale). Quand tout sentiment de possession devient illusoire, la mélancolie gagne et se transforme en compagnon de route.

David Lowery s’inspire du rapport à la durée et à l’espace expérimenté par Chantal Ackerman, Apichatpong Weerasethakul et Tsai Ming-Liang. Travaillant lui aussi de longs tableaux statiques offrant au regard un espace à explorer, il place la narration en suspension et parvient à faire ressentir intimement les sensations d’un fantôme immobile et muet. L’image 4:3 arrondie aux angles couvrant des plans séquences étirés, procédé maniériste mais d’une grande simplicité, fournit à la rêverie un espace dans lequel se mouvoir, se perdre, renaître. Le film atteint alors une dimension poétique intime et prend l’identité d’un conte primitif à la portée universelle.

Électronique, à la fois mélodique et distordue mais dominée par le vibrato des cordes, la partition de Daniel Hart investit une plage sonore quasiment dépourvue de dialogues. Hormis un monologue central qui vient s’assourdir par effets de redondance, les personnages parlent peu et laissent place aux sonorités envoutantes du compositeur dont le titre I Get Overwhelmed composé pour son groupe Dark Rooms revient en gimmicks. Associé à la mise en scène graphique de Lowery, elle-même magnifiée par la photographie dense, contrastée et parfois vaporeuse d’Andrew Doz Palermo, son travail enrichit la profondeur sensorielle du film.

La présence à la fois massive et légère de Casey Affleck enfoui sous son drap contraste avec la grâce iconique de Rooney Mara. Appartenant aux vivants mais semblant inaccessible, l’actrice construit un personnage dont les attaches terriennes nourrissent une figure divine aux racines païennes. Offrant un nouveau parcours accidenté au couple de son premier long métrage, le malickien Les amants du Texas, David Lowery poursuit son exploration du sentiment amoureux. Travaillant ici l’épure dans une forme tendant à l’abstraction, il réalise un film à l’envoutante mélancolie : par son évidence et sa simplicité, A Ghost Story touche à l’essentiel et renvoie l’humain à sa fragile condition de mortel.

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