Nomadland, de Chloe Zhao

La langue américaine a le génie du mot-valise ( ou « portemanteau word” ). Ainsi inventa-t-elle à la fin du XIXème siècle – l’époque des pionniers- le mot composé “vandwellers”et, plus récemment, celui de “workampers », pour désigner ces milliers d’Américains qui vivent dans leur véhicule et sillonnent le pays ( sa côte Ouest le plus souvent) au gré de l’offre de petits boulots. Chez Amazon, dans des fermes ou dans les parcs nationaux pendant la saison touristique, ils se voient offrir un maigre salaire et surtout un emplacement de camping avec l’eau, l’électricité, un accès aux sanitaires et à une laverie. Ce sont ces pionniers d’une nouvelle ère que Chloe Zhao, inspirée par le livre enquête de Jessica Bruder, Nomadland, Surviving America in the 21st Century, choisit de mettre au coeur de son nouveau film. 

Que fait-on, comment fait-on après une catastrophe? La question semble hanter la réalisatrice. Elle était déjà au coeur de The Rider, son film précédent, qui commençait alors qu’un grave accident venait briser la carrière et les rêves du jeune Brady, étoile montante du rodéo. Ici, au seuil du récit, quelques mots d’une apparente sécheresse informative inscrivent sur fond noir la violence d’une perte: 

“le 31 janvier 2011, la chute de la demande en plaques de plâtre décida l’entreprise US Gypsum à fermer son exploitation d’Empire, Nevada, après 88 ans. 

En juillet, le code postal de la ville, 89405, fut dé-référencé.” 

Pas de musique mais le bruit d’un rideau de fer. Une femme ouvre la porte d’un entrepôt, choisit quelques objets, en abandonne d’autres à regret ( un vêtement de travail masculin, longtemps reniflé, câliné). Le plan s’élargit et laisse voir, dans un paysage de neige, l’usine à l’arrêt qui surplombe une ville désormais fantomatique. Fern, la soixantaine, en deuil de sa ville et de son époux, part pour vivre à bord de son van. C’est Frances Mc Dormand, visage émacié, coupe courte hasardeuse, saisie en gros plan dans une lumière froide qui accuse les rides. L’actrice offre dès les premières images une présence douloureuse, concentrée, décidée. Elle est à l’origine du projet, mais son choix semble relever de l’évidence. Qui d’autre pour embrasser si résolument cette absence totale de glamour? Pour incarner cette femme aux allures peu amènes qui refuse de s’encombrer du chien abandonné par un autre travailleur itinérant? Qui fait ses besoins dans les champs enneigés? L’académie des Oscars, dans un élan un peu paradoxal, pourrait bien, se murmure-t-il, lui décerner sa troisième statuette pour ce talent-là : savoir être une actrice magnifiquement anti-hollywoodienne. 

S’il a les atours d’un road trip cathartique, faisant surgir des réminiscences de tant d’autres films qui le précèdent, Nomadland prend des directions inattendues. Ou plutôt il sait ne pas suivre un cap trop évident. Circulaire ( d’Amazon à Amazon, de nouvelle année solitaire en nouvelle année solitaire), il n’offre pour horizon clairement dessiné que celui des majestueux paysages traversés. Le rapport aux immensités sauvages est d’ailleurs équivoque. Refuge, menace, miroir d’une grande solitude, quête de communion, apprentissage de l’humilité, acceptation d’un destin, c’est tout cela que la nature semble pouvoir représenter. 

Fern fait sa toilette puis se baigne, nue, dans un lac, non loin d’une cascade. Elle se laisse dériver, le visage tourné vers le ciel, les yeux fermés. C’est beau, mais il ne s’ agit pas de faire de la belle image. Plutôt de montrer comment cette femme est désormais au monde. Et bien que les espaces intérieurs ou lieux de travail ( entrepôts et laveries en particulier) soient de leur côté tout en lignes et autres rayonnages qui ferment l’horizon, Fern semble s’y mouvoir sans gêne, revendication ni amertume. Elle pourrait faire sienne cette phrase de Pérec selon laquelle “vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner”. 

On la suit dans son rapport fluide au monde, sans être bien certain de la comprendre. D’ailleurs, la question de l’itinérance, la sienne, celle de ses compagnons de route, n’est jamais vraiment éclaircie. Est-ce un choix romantique? politique? écologique? une nécessité économique? psychologique? C’est tout cela tour à tour, comme le montre une séquence captivante, dans laquelle témoignent de vrais itinérants ( ceux-là mêmes que Jessica Bruder interrogeait dans son livre), filmés en gros plan. Comment ne pas être saisi par la force de cette parole qui s’offre sans artifice? 

Chloe Zhao avait déjà opéré ainsi dans The Rider, entremêlant fiction et documentaire, plans larges de paysages et quête d’une vérité intime dans le gros plan. Elle s’y accrochait littéralement aux bottes de Brady, jeune cow-boy accidenté, qui jouait son propre rôle. La plus belle scène du film, que venait enluminer un somptueux coucher de soleil sur les Badlands, le montrait, dans une séquence de plus de vingt minutes, en train d’effectuer en temps réel le débourrage d’un cheval sauvage. 

Le pari de Nomadland est plus risqué :  la juxtaposition d’acteurs professionnels ( Frances Mc Dormand mais aussi David Strathairn) et non professionnels n’est pas sans créer parfois quelque hiatus ni sans révéler l’artificialité du jeu des acteurs de métier, aussi virtuoses soient-ils. La synthèse est en revanche parfaitement réussie dans ce petit moment musical où la partition extra-diégétique de Ludovico Einaudi dialogue avec les guitares de cow-boys entraperçus autour d’un feu de camp. C’est une belle illustration de ce délicat travail d’alliage entre réel et fiction auquel se consacre avec bonheur Chloé Zao.  

Nomadland a obtenu le Lion d’or à Venise et le People’s Choice Award à Toronto. Aux Etats-Unis, il sortira dans les salles IMAX ce 29 janvier, dans les  autres salles et sur Hulu le 19 février. En France, il faudra attendre le 24 mars. 

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A propos de Noëlle Gires

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