Alors que Intermezzo est à ce jour perdu dans les limbes d’une post-production ingérable (polémique, droit légal d’une musique de ABBA, déficit budgétaire), l’improbable lui est arrivé avec le retour inespéré de Mektoub my Love huit ans après le Canto Uno. Un temps sélectionné à la Quinzaine des cinéastes puis déprogrammé à la dernière minute par crainte de polémiques par le comité de sélection, c’est l’équipe du festival international de Locarno dirigé par Giona Nazzaro qui a fait le gros coup de la saison festivalière en récupérant à la der’ le dernier film d’Abdellatif Kechiche (et nous y étions). En 2019, nous quittions Kechiche en plein drame cannois (le départ précipité d’Ophélie Bau en pleine séance d’Intermezzo au Grand théatre Lumière conséquente à une scène de sexe orale de plus de 20 minutes). Six ans plus tard à Locarno, toujours pas d’Abdellatif Kechiche, son absence est justifiée pour raisons médicales graves (le réalisateur français est en convalescence après un AVC en début d’année) mais bien un film, la suite de son Mektoub, et le troisième volet Canto Due. En revanche, le séisme est venu de la présence inespérée de Ophélie Bau accompagnant toute l’équipe du film venue défendre ardemment ce Canto Due, une présence forte et émouvante, à la hauteur de l’événement. Cette suite, cette conclusion hors-norme à la fois merveilleuse par sa foudroyante naturalité kéchichienne et tout autant tonitruante par sa dramatique conclusion. Car avec Kechiche, les apparences sont systématiquement trompeuses : si le film est drôle et de figuration apaisée, son message lui est sombre, radical et profondément dépressif. Avec son Mektoub Canto Due, Kechiche écarte la polémique, en joue, s’en amuse presque, mais la beauté funeste de sa conclusion est ailleurs, dans son épilogue le plus pessimiste, et cette course finale de Amin, le regard conquis par la peur dirigée par l’inéluctabilité d’un destin, celui d’un Mektoub, de son Mektoub, mort avant même d’avoir eu le temps de jaillir.

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Il y a dans ce Canto Due un humour irrésistible, une apparente légèreté comique à la Dino Risi sous le feu des projecteurs sudistes (nous sommes toujours à Sète), Kechiche utilise la caricature pour appuyer la confrontation de deux mondes, celui de ce duo résolument parodique du producteur américain Jack Patterson (interprété par André Jacobs) et de sa femme starlette du petit écran se rêvant au grand Jessica Patterson (interprétée par Jessica Pennington) qui par ailleurs, ne cesse de se gaver de couscous et de denrées sucrées bien caloriques en contre-point hilarant au délire anorexique de ses compères. Face aux ‘ricains, la fougue sétoise, cette bande familiale qui déborde d’une énergie retournante, d’une beauté plastique invincible, irrésistible, ces corps, ces regards, cette valse incessante de vannes et de romances, de libération des mots, tout en sachant parfaitement les contenir, cet interstice kechichien, ces silences qui entre-coupent les joutes verbales, le génie de Kechiche est intact, il est là, virevoltant, sa caméra extirpe cette naturaliste puissance, l’on tombe d’adoration, de sidération devant une telle maitrise unique, rare, une capacité à faire vivre le présent comme personne, libérer de ses acteurs la plus pure des authenticités : rien n’est improvisé, tout est calculé. Et de ce travail titanesque de direction d’acteurs, Kechiche, comme toujours, et peut-être encore plus ici, fausse les pistes. Des bavardages sur la plage à l’organisation d’un voyage à Paris pour avorter (Ophélie enceinte de Tony le désire, son mariage avec le militaire Clément se profilant), d’un repas de famille aux confessions entre copines, rien n’est hasardeux, tout est millimétré pour élever au rang de chef d’œuvre cette première partie en apesanteur et sensationnel de grandeur. En ajout à cet exquis humour situationnel, Kechiche en parsème d’auto-dérision, et s’amuse avec fausse candeur et parfaite conscience des polémiques passées : de cette scène de sexe finale et aboutissement d’un jeu de séduction entre amant et maitresse aurait pu s’annoncer torride et chaotique, il n’en sera rien (le rapport est d’une platitude confondante), les corps sont dénudés, mais à peine suggérés (comme le galbe de ses fesses de Jessica dépassant à peine de l’eau de la piscine), aucune scène de boite de nuit (origine de la polémique de Intermezzo) malgré une longue séquence préparatrice à son départ, mais de cette soirée, nous n’en verrons rien, la caméra de Kechiche se décidant à ne plus y retourner. Il y a donc de cette première large partie toute la magistrale beauté de cette caméra de l’instant, du moment qui ne cesse de vivre, d’exploser de naturalisme, de douceur, de complicité, de cette nature humaine, de ce « vrai » pénétrant qui laisse une impression d’élévation, des séquences qui pourraient durer des heures, des films, tant l’amour porté à ces personnages déborde et domine.

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Au lieu de se complaire dans sa domination, Kechiche va alors retourner la table, et faire surgir de cet apparent équilibre vital, la dramaturgie la plus théâtrale. A la limite de la comédie de boulevard irritante, il déclenche la rage du mari trompé, le producteur américain tombant sur sa femme Jessica et la grande-gueule Toni dans le lit matrimonial. Malgré un grain d’humour persistant (et Tony gesticulant dénudé dans les contre-bas de la Villa du milliardaire), Kechiche nous prend à revers et décide, à cet instant précis, d’éteindre le Mektoub de Amin, celui qu’il a dessiné depuis Canto Uno. Amin avait conquis Jack Patterson par son scénario, cette histoire de femme robot découvrant l’amour et le sentiment humain. Mais de ce rêve hollywoodien qu’il entrevoit, de ce regard qui s’illumine après l’aval du producteur, l’obscurité approche. Car de ce fait divers (une balle perdue qui finira dans le corps du producteur), même si sa conclusion n’est pas filmée, tout le monde en connaît sa finalité : il n’y a pas de témoins, la police prenant déjà parti à l’hôpital fait face désormais à un parole contre parole. Et en extrapolant, il est parfaitement légitime de penser que non, Jessica ne prendra pas parti pour Amin et Tony, non elle ne s’opposera pas à la puissance de son mari milliardaire. Amin et Tony font désormais face à un futur assombri et chaotique. Il n’y a plus de retour en arrière, leurs destins, leurs Mektoubs s’effacent dans les méandres juridiques d’une affaire qui les couperont à vif d’un futur libre, leur rêve naïf de grandeur et d’élévation sociale désormais envolé. Il n’y a plus à rire, mais être gagné par des frissons de sidération, de cette course finale de Amin jaillit l’une des scènes les plus puissantes du cinéma français des 30 dernières années : en un instant, en un coup de fusil, un rêve, une vie, un Mektoub fusillé, détruit par Kechiche lui-même qui éteint avec violence cette fausse trilogie en l’imputant à sa plus pure représentation : un homme ramené à sa condition maghrébine fuyant désormais son nouveau destin carcéral, Amin, prisonnier de ses origines, et désormais seul, il n’y a plus d’Ophélie, il n’y a plus de famille, de rêve, mais un regard pénétrant de vide et de désespoir signant une fin transperçant un cœur asséché.

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D’une puissance tragi-comique incomparable, Kechiche et son Canto Due détournent habilement notre attention par son humour et sa fausse légèreté. Mais ce n’est que pour mieux nous saisir, et ériger avec violence sa plus pessimiste des conclusions : cette course finale de Amin, à jamais et pour l’éternité, la fin de son Mektoub, un rêve mort avant même d’avoir pu exister.
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