Agnieszka Holland – « Franz K.  »

À chaque cuvée son Kafka, à chaque année son nouveau film sur Franz, l’homme et le mythe. Ainsi en semble-t-il, tant l’œuvre de l’écrivain, au-delà de nous avoir légué un drôle d’adjectif utilisé à tort et à travers, parait générer son improbable cortège de biopic, hommages et variations.

Vérification faite, les données font mentir cette assertion, mais ce sentiment dit bien l’héritage complexe et multiple que le timide assureur a laissé derrière lui, allant jusqu’à gangréner le langage et sa ville de Prague dans une sorte de Disneyland un peu vulgaire qui dit tout et rien de cet être qui reste définitivement un mystère.

C’est pourtant à cette montagne que s’attaque la grande Agnieszka Holland, habituée du festival d’Arras et présente encore il y a deux ans hors compétition avec Green Border.

On attendait avec impatience de voir ce que pourrait offrir le regard de cette réalisatrice obsédée tout à la fois par l’Histoire (Europa, Europa, Le complot, etc) et un rapport aux arts (l’élève de Beethoven) et surtout à la littérature, qu’il s’agisse d’adaptation comme avec Washington square ou Tableau de chasse plus récemment (adapté du prix Nobel Olga Tokarczuk) ou carrément de biographies avec le trop méconnu Rimbaud Verlaine.

Loin d’un mimétisme des formes de l’œuvre, écueil évident qui voudrait que chacun des films sur Kafka singe les effets de sa littérature (coucou Soderbergh), Holland fait immédiatement le choix d’une mélodie en mineur (le titre original, simplement « Franz » est bien meilleur à ce propos), qui, sous un vernis classique et un déroulé respectant chacun des jalons de la vie de Kafka (le rapport au père et la dévotion à la mère, la trahison miraculeuse de Brod qui sauva les œuvres, le mariage avorté avec Felice, l’intense relation sensuelle et amoureuse avec Milena, etc.), s’amuse progressivement à pirater son intrigue par de multiples couches et chausse-trappes.

Kafka était cet homme obsédé par l’impossibilité du langage à dire correctement les choses. Holland lui répond, au fond, en épousant les contours de son mystère et en éclatant les modes de sa narration comme à la recherche de la meilleure focale : regard caméras, personnages s’arrêtant brusquement pour une interview, fiction dans la fiction avec une sorte de court-métrage tarantinesque qui reprend « La colonie pénitentiaire », voire choc des temporalités en projetant son héros un instant dans le présent ou en intégrant au déroulement diégétique du film des contrepoints du présent où l’on découvre un Kafka-land en Prague.

Ce dernier point, simultanément le plus bizarre et le plus intrigant du film, donne toute sa force stimulante au récit. Jouant toujours sur le fil du documentaire, il passe du plus vulgaire (un Kafka burger où le guide touche un bakchich, vérification faite le lieu n’existe pas) au plus pédagogique (une visite du musée où s’instruisent à la fois touristes et spectateurs, en multiples langues et sans éviter toutefois un effet de malaise) ou poétique et moqueur (la voix off d’un musée Kafka qui propose de « converser avec le vrai Kafka »).

De chacune de ses étapes, de chacun de ces éclats du présent, Holland fait une sorte de tunnel, comme autant de portes ouvertes hypothétiques vers Kafka ou du moins sa propre fiction, comme en témoigne cette belle séquence où des touristes asiatiques découvrent avec leur guide « le fameux carré d’herbe où Kafka venait s’allonger » au bord de l’eau et où chaque visiteur va mimer en riant la position, avant que d’un geste la caméra amène le retour de la fiction. Holland semble même pousser l’ambivalence à son propre geste, quand elle s’amuse, à répétition, à reproduire les quelques photographies studio du jeune Kafka qui inondent les biographies, comme une image d’une image, ou en rappelant avec malice le ratio incroyable entre le nombre de pages de l’oeuvre de Kafka et celle des exégèses qui en ont résulté.

Tout ne réussit pas, bien sûr, tant se multiplie les désorganisations et que les dérèglements semblent obéir à une logique bien plus souvent poétique que logique, mais il résulte de ces essais un film tout à la fois branlant et parfois gauche, mais plastique, ductile, aussi extrêmement libre et aventureux que la lutte de création de Franz est bloquée et douloureusement impossible.

En signant elle-même la vitalité de son propre échec à dire et montrer, il se dégage alors, par son personnage (Idan Weiss est époustouflant, pas tant de mimétisme que de cette espèce de présence vide à la vie), sa fraîcheur (Holland a tout de même 76 ans !) et ses recherches une manière de mélancolie solaire : au-delà de l’écrivain, en racontant son inaccessible relation aux autres et à la vie (en particulier son rapport aux femmes, marquées par le fantasme), « Franz K » trace un beau film sur la dépression et la solitude autant que sur les fantômes. L’homme qui hante les rues de Prague est-il moins une énigme que cette marque de souvenirs vulgaires (« pour une vraie rencontre avec Franz Kafka, dites Franz ») qui envahissent le monde ?

Ce qui pourrait alors passer pour un conte ou une variation un peu vaine, n’empêche pas toutefois de confronter le réel : les échos du concentrationnisme notamment sont là (grande obsession de la réalisatrice), qui finiront par balayer la famille et l’Histoire tout entière, l’effacement du Ghetto qu’a connu Franz dans sa jeunesse, ou les échos vides de Prague aujourd’hui peuplent ce grand film hanté.

Il y a à ce propos une étrange scène, superbe, qui résonne avec le choc de « La zone d’intérêt » : dans sa toute petite chambre, Franz se sent brusquement surveillé. On murmure. Dans un trou du mur, un œil apparait. Plusieurs. Contrechamp : dans le présent, on observe, ébahi, la chambre de l’écrivain par des judas (comme on le ferait d’une chambre crématoire ?). À la manière du musée d’Auschwitz et de ses femmes de ménage où l’Histoire se cache derrière une vitre, qu’observe-on vraiment ? Qu’est-ce que ce vide dit de l’homme ?

Tu n’as rien vu, à Franz Kafka : Présent, passé. La vie et ses traces. Franz et nous. Notre œil et le sien sur le monde. Deux surfaces qui se regardent et observent, verrouillées pour toujours.

Franz K. n’est pas un grand film. Avec Kafka, il ne pouvait pas être un grand film. Mais en mettant en scène son impossibilité à saisir ce qui fait un homme, c’est un film sincère, humble dans le sens le plus noble du terme et en perpétuelle recherche. De ses modalités, de son regard, des termes de sa déclaration d’admiration d’une artiste à un autre. Un film amoureux. On n’en demande pas plus.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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