Pas la forme pour maman Teresa (Noomi Rapace, impressionnante) : déjà pas énormément orientée vers la joie, ce petit caporal de la rigueur voire de la rigidité n’en peut plus d’attendre, enfermée dans un cloître à Calcutta, que le Vatican daigne l’autoriser à quitter la congrégation et à fonder son propre ordre, l’ordre des Missionnaires de la Charité. D’une intransigeance absolue, dédaignant tous les avantages de l’Église pour consacrer la totalité du temps et des moyens aux pauvres, elle peaufine depuis des années les principes fondateurs de l’ordre avec sa complice (et un peu victime) sœur Agnieszka (Sylvia Hoeks), appelée à lui succéder à la direction du couvent actuel lors de son départ.
Le compte à rebours qui s’enclenche au début du film, celui de la dernière semaine, serait déjà assez tendu, si cette louloute légère d’Agnieszka ne lui avouait pas avoir fricoté il y a quelques mois et en être tombée enceinte. Quelle décision prendre ? Exposer la situation et couvrir de honte la pureté de son propre projet ? Étouffer le tout, avec le risque que cela éclate plus tard ? Faut-il procéder à un avortement, même si l’enfant est issu du péché ?
Le titre original du film, « Mother », renvoie bien mieux au véritable enjeu de l’intrigue : brune contre blonde, maternité divine et mariale ou maternité terrestre, foi contre vie.
Tout le projet semble alors se cristalliser dans ce travail du corps et de l’esprit, résumé par cette scène qui est sans doute la plus discrète et belle de celui-ci : dans un plan superbe, vu en plongée comme depuis la Croix ou les cieux, chaque sœur, sortant de table, passe jeter un morceau de chiffon ensanglanté dans un bac d’eau. Il faut du temps pour comprendre qu’il s’agit du torchon qui leur sert de protection périodique. Le rituel brutal terminé, la caméra se resserre par un cut sur la surface calme, où le sang se délaye en douceur, disant tout à la fois le rejet d’un corps qui pourtant ne cesse de se rappeler à elles et d’une maternité qui ne se fait pas.

Dans ce tremblement intime façon « La dernière tentation de Christelle » orchestré par Teona Strugar Mitevska, Teresa la rigide est de tous les plans ou presque, écrasant le cadre et l’espace : son orgueil, son obstination et sa possible vanité envahissant le dispositif tout entier du film. Ce personnage à peine aimable tant sa foi vire au fanatisme, Mitvevska l’aborde tel un bloc unitaire, dont il s’agit de détecter les failles et les vacillements, et de les mettre en scène.
À des plans d’institution d’une rigueur absolue, composés comme des retables, la grammaire du film oppose un corps oppressé, rarement abordé plus large qu’à hauteur d’épaule, avec un peu trop d’air au-dessus et dont la caméra semble épouser l’ébranlement : chaque plan démarre ainsi par une erreur technique légère, un accoup vers le bas (supprimer l’air en trop, le divin ?), un zoom brutal, une recherche de point, etc.
Ces constructions changeantes de cadres sont à l’image du film tout entier, qui ne cesse de réinventer son esthétique par des ruptures de sons, de niveaux sonores, des anachronismes (musicaux notamment, mais pas seulement), variations sur les titres, etc., comme à la quête d’une stabilité qui ne cesse de se dérober.
Dans son meilleur, « Mother » constitue alors une proposition stimulante, qui se joue des attendus du biopic ou du film religieux pour suggérer une expérience picturale et sensorielle à mi-chemin entre l’épure et le baroque.
Parfois, souvent, toutefois, le projet croule sous son ambition, et souffre, soit d’une absurdité explicative dans ses (pourtant rares) dialogues, soit des affèteries punk qui gangrenaient déjà son précédent film (« L’homme le plus heureux du monde », dejà découvert à Arras), culminant lors d’une scène digne d’un vidéo-clip des 80 s et se poursuivant juste ensuite par une séquence giallo d’un mauvais gout certain. Cette tentation de l’excès, péché d’orgueil de la réalisatrice, plombe le projet et suscite tour à tour ébahissement, irritation, fascination, ennui.

Mais n’est-ce pas au fond à l’image de son personnage principal, dont le plus humain reste finalement, malgré l’obstination, hors cadre, sous le masque ?
Car le plus beau et bouleversant du film, à la manière de l’Angélus de Millet dont on découvrit plus tard qu’il maquillait sous sa toile un enfant mort (merci Dali) se niche dans ce qu’il se refuse à dire : sous le visage de Dieu se trouve l’homme. Évoqué à demi-mot, questionné par la bande par Teresa ou moquée par l’une des sœurs du couvent, il y a le Père Friedrich, avec qui elle grandit et dont on comprend qu’ils se sont aimés. C’est leur histoire que la maternité vient raviver, leur impossibilité à s’aimer et une vie qu’ils ne vécurent pas. Dans ces rares face à face, Teresa est bouleversante. Humaine trop humaine. Enfin.

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