The Wastetown s’inscrit dans une trilogie du silence et de la désolation, dont les titres, littéralement traduits, seraient La plaine silencieuse, La ville silencieuse, et L’homme silencieux. Le premier volet, qui sortira en France le 6 septembre sous le titre The Wasteland, suit les ouvriers d’une usine de briques perdue dans le désert iranien et vouée à la fermeture. Le dernier volet aura pour unique protagoniste un homme reclus dans un village. Situé à  la charnière entre le récit collectif et celui de la solitude absolue, The Wastetown se concentre sur un lieu unique et isolé -une casse- et une poignée de personnages -une femme, trois hommes- qu’unira, au cours de trois nuits et trois jours, une implacable série de séductions et de mises à morts. 

Après avoir passé dix ans en prison pour le meurtre de son mari violent, Bemani (incarnée par Baran Kosari, star du théâtre et du cinéma iranien) est relâchée provisoirement, faute de preuves et suite au témoignage de son beau-frère Ameri (Ali Bagheri), avec lequel elle a jadis vécu une passion. Alors qu’elle se sait traquée par sa belle-famille, elle part à la recherche de son fils Parsa, qui a été vendu à un couple dont elle ignore tout. Sa quête et sa soif de vengeance la mènent jusqu’à une casse automobile où vivent misérablement  trois hommes déclassés: le gardien, le patron, et Ameri, qui se cache sous le pseudonyme d’Ebi.

Avare en dialogues, resserré autour d’une intrigue tragique et d’une poignée de personnages, tourné en noir et blanc et au format 1:33, le film se donne à appréhender comme un thriller glacé dominé par le souffle du vent et les sons métalliques de la décharge. Le début fonctionne comme une véritable ouverture où sont exposés les quelques motifs qui le composent : un silence uniquement troublé par les inquiétants bruits du hors-champ (pour ce gros travail sur le son, Mohammad Shahverdi a été guidé par un « scénario sonore » écrit par Bahrami en parallèle au scénario en tant que tel), une grande lenteur, l’opiniâtreté mutique de son héroïne, de longs plans-séquences et travellings latéraux qui balaient un espace-temps suspendu et peu identifiable, comme en marge de la vie. Apparue dans le lointain de cet univers dévasté, la silhouette de Bemani, dont la ressemblance avec celle d’Anna Magnani est troublante, évoque aussi bien l’arrivée du justicier de western que le néoréalisme italien: au récit de vengeance se mêlera un commentaire social sur la justice, la misère, le patriarcat. La trajectoire volontaire de Bemani se heurte alors à la porte close de la casse, petit monde de laissés pour compte qui refuse son accès aux femmes. C’est dans ce dernier cercle de l’enfer iranien qu’il lui faudra pénétrer pour que s’accomplisse la destinée de cette femme humiliée. Une fois cette frontière franchie, son histoire se déploiera sous le signe de la récurrence sérielle. Trois fois il s’agira de séduire et de détruire; trois fois action et dialogue s’emboîteront de la même façon, au son de la même musique; trois fois une porte close empêchera le spectateur de voir la violence à son paroxysme; trois fois l’héroïne s’ensevelira sous un drap blanc: 

« Dès le début, en pensant à mon scénario [ dit Ahmad Bahrami], à ma mise en scène, un mot me revenait tout le temps en tête: la répétition. Dans la forme et le contenu, pour donner une image, on peut dire un cercle. Je ne suis pas le premier à faire cela. Le réalisateur hongrois Béla Tarr en est le maître. C’est un cinéaste qui m’a beaucoup inspiré ». 

Les longs plans-séquences qui composent majoritairement le film sont quant à eux inspirés par la manière d’Abbas Kiarostami, autre modèle revendiqué par Bahrami: 

«Dès le début de mes études de cinéma, j’ai eu un coup de cœur pour le cinéma d’Abbas Kiarostami avec des plans longs et le moins de cut possible. D’ailleurs, à la fin de mes études, j’ai étudié avec lui dans son workshop pendant un an. J’ai l’impression qu’en coupant la scène, je coupe l’ambiance, l’atmosphère. Dans la vie réelle, l’œil ne fait pas de cut, on fait du 360, on tourne, on voit tout. Il faut quand même que je précise que la technique du cut est l’essence même du cinéma. Mais le genre de cinéma que je pratique ne supporte pas le cut, car je souhaite que le temps apparaisse comme le temps de la vie. »   

Hantés par les sons du hors-champ, ces plans diffusent dans leur glaçante lenteur une constante impression d’oppression, renforcée par le format  et, plus encore, par la présence d’une grue à la pince menaçante et d’un « aplatisseur de voitures » dont la silhouette mortifère domine le décor. De l’oppression à la compression mode César, il n’y a qu’un pas, que le final franchira allègrement. 

C’est une machinerie diaboliquement maîtrisée que The Wastetown. Sa précision et sa cruauté sont révélés par la magnifique photographie en noir et blanc de Masoud Amini Tirani. Mais, pour un récit sur la passion, la vengeance, la maternité, la misère de la condition féminine, il manque peut-être un peu de chair et d’humanité.

La caméra s’attarde peu sur les êtres: 

«  … ma caméra commence toujours à filmer ces éléments [du décor] avant d’arriver aux humains. C’est très rare que je termine une séquence avec des humains. Ils quittent toujours mon cadre à la fin pour laisser la place au décor ». 

La parole est rare, qui nous permettrait de saisir ou de compatir.  Sous nos yeux, les portes  closes se multiplient :  tout nous laisse comme au seuil de l’émotion que l’histoire pourrait susciter. On aurait aimé qu’un petit souffle de vie vienne humaniser les incontestables splendeur et rigueur formelles de ce Wastetown au goût de métal.

The Wastetown
Iran – 2022 – 98 min – 1:37 – 5.1 – VOSTF – Noir et Blanc

Sortie le 2 août

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