"L’Assassin", d’Elio Petri (1961) – Un giallo fort noir et bien peu rose sur l’Italie post-fasciste.

 Cela fait déjà plusieurs semaines que le DVD de L‘Assassin est sorti – chez Carlotta -, mais il n’est évidemment jamais trop tard pour parler de l’excellent premier long métrage d’Elio Petri. En 1960, le cinéma italien se réveille d’une période de léthargie qui a pratiquement duré une décennie – si l’on met à part les grandes oeuvres d’un Antonioni, d’un Rossellini ou d’un Visconti réalisées dans les années cinquante – et qui a fait suite à la ferveur néo-réaliste de la deuxième moitié des années quarante. Un courant fortement engagé du point de vue politique voit le jour. Il est animé par des personnalités comme Francesco Rosi et, donc, le futur réalisateur d’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon.

Petri a travaillé comme scénariste à partir de 1952, notamment aux côtés de Giuseppe De Santis, le fameux auteur de Riz amer. Il est proche du Parti communiste, même s’il a pris ses distances en 1956, au moment de l’invasion de la Hongrie par les Soviétiques. Il a notamment été critique de cinéma pour l’Unità, l’organe du PCI.
Il collabore d’emblée avec le scénariste Tonino Guerra, lui aussi proche des communistes, qui a également côtoyé De Santis, et a commencé à travailler avec Antonioni en 1960, pour L’Avventura. Guerra continuera durant plusieurs années à écrire ou coécrire des scénarios pour Petri et Antonioni. Petri a affirmé que son premier long métrage était, non pas post-antonionien comme on le lit parfois, mais « marqué » par une période « antonionienne ou post-antonionienne » (1). « Post-antonionienne » peut-être dans le sens où, indépendamment de la chronologie – la trilogie dite de la « solitude » se termine en 1962 avec La Notte -, il s’agissait pour un certain nombre de cinéastes de dépasser une représentation suspendue de l’incommunicabilité et de l’aliénation pour l’ancrer profondément dans la réalité italienne et la dénoncer de façon explicite.

L’Assassin
est une radiographie piquante, intelligente, et nuancée malgré les apparences, de ce qu’est pour l’auteur la société italienne d’après-guerre.
À Rome, un matin, l’antiquaire Alfredo Martelli est arrêté par la force publique, suspecté du meurtre de son amante Adalgisa De Matteis. Il est interrogé et réinterrogé, mis et remis en geôle, amené sur les lieux du crime et confronté avec des connaissances de la victime, puis finalement relâché au bout de quelques heures, le coupable ayant été démasqué.
Petri cherche clairement à montrer l’arbitraire de l’appareil policier. Peu d’informations sont données au suspect. Une forte pression psychologique est exercée sur lui. Tous les moyens sont bons pour tenter de le faire avouer : notamment l’introduction de mouchards dans sa cellule. Le personnage du commissaire principal, Palumbo, est intéressant. Il fait passer à travers son discours et son attitude, ce que l’on apprend de lui, une certaine conscience critique de ce qu’est la police, de la façon dont elle fonctionne. Il explique à un moment que ses inspecteurs ont une fâcheuse tendance à considérer d’emblée un suspect comme un coupable, sous-entend qu’ils bafouent les droits du citoyen garantis par la Constitution – de 1947-48. Peu de critiques qui ont écrit sur le film, ou en ont parlé, ont manqué de rapprocher l’univers dans lequel est plongé malgré lui Martelli de celui de Kafka. Et donc, même si la référence précise n’est pas forcément donnée, du Procès. Petri a également donné Camus, et son ironie, comme influence (2).
Cette conscience vient cependant d’un homme qui dirige une partie d’une institution directement au service du pouvoir politique, d’un fonctionnaire qui a fait allégeance à un État que l’on pourrait qualifier de policier. Que l’on pense à ce moment hallucinant, absurde et drôle, où l’antifascisme du grand-père de Martelli est implicitement considéré comme un délit actuel – et ayant forcément entaché sa descendance, jugée comme anarchiste -, puisque considéré haut et fort comme un délit du temps du fascisme ! Petri cherche à montrer que les mentalités, l’idéologie, les Institutions n’ont pas changé depuis la fin du ventennio nero. Nous avons d’ailleurs remarqué un petit détail significatif : sur le mur de la prison ont été dessinés une faucille et un marteau. On voit donc clairement qui sont, en Italie, au moins pour Petri, les oppresseurs et les opprimés.

D’un autre côté, la situation dans laquelle se trouve Martelli va permettre au spectateur et au protagoniste lui-même de prendre conscience de la malhonnêteté foncière de celui-ci, de son esprit fourbe. Ce que dénonce Petri à travers le personnage complexe de Martelli, innocent et coupable, c’est l’indifférence de l’Italien contemporain au malheur d’autrui, y compris de ses proches parents, son désengagement politique, son matérialisme et son narcissisme invétérés, ses pulsions consuméristes, ses traits paranoïaques. Ces aspects de sa personnalité vont se révéler à travers une série de flash-backs qui sont des souvenirs revenant à sa mémoire, des séquences qu’introduit le cinéaste pour contredire le discours de l’antiquaire, le résultat d’opérations de transsubstantiation et de mise en forme narrative de la parole orale.

Martelli n’a pas tué De Matteis. Mais il est quand même, à sa manière, un assassin. Son passage par la Questura aura au moins eu l’avantage de mettre à jour, en un jour et une nuit, ce statut – métaphorique, mais à prendre au sérieux. De donner l’impression qu’il en a pris la mesure, au moins pour un temps – Petri n’est pas dupe des larmes qu’il lui fait couler. Ici, le dispositif policier n’est plus à prendre dans sa dimension réaliste, mais paradoxalement comme un expédient narratif positif qui va permettre de révéler des vérités sur Martelli et sur ses semblables – qu’ils soient transalpins ou autres. Le drame, l’ironie tragique, c’est que de cela la police n’a que faire. Martelli n’arrive pas à oublier qu’il a laissé cyniquement, par le passé, un homme désespéré se suicider, et il se confie à un inspecteur (3). Celui-ci considère que l’homme devait être fou… Comme Martelli le considérait au moment des faits rapportés.Nous l’avons déjà laissé entendre, le commissaire Palumbo n’est pas à considérer comme un personnage entièrement négatif. Jean Gili, dans un des deux entretiens très intéressants qui constituent les bonus de l’édition DVD, mentionne la présence d’un tableau du peintre Giorgio Morandi accroché au mur de son bureau et en déduit qu’il est montré comme plus cultivé que le vulgaire et futile antiquaire Martelli. On entrevoit ici le travail de relativisation axiologique effectué par Petri dans son film. Et ce n’est pas un hasard si les images de l’accusateur et de l’accusé sont associées par un jeu de reflets lorsque Martelli est enfermé dans une salle d’attente du commissariat et que Palumbo l’observe à travers une glace sans tain, si un fonctionnaire y entre à deux reprises en appelant à voix haute le commissaire comme s’il confondait celui-ci avec Martelli. Palumbo n’est pas seulement le double opposé de Martelli, celui qui aime le crépuscule plutôt que l’aube, qui est « objectif » plutôt que subjectif – les flash-backs associés à l’antiquaire ont une forte dimension subjective -, il en est aussi l’autre similaire.
Lorsque Palumbo interroge Martelli dans la serre où vivait De Matteis, et que celui-ci est censé lui raconter ce qui s’y est déroulé quelques heures plus tôt, le présent et le passé sont en contact direct, se rejoignent dans un même espace profilmique. La caméra passant grâce à des mouvements panoramiques de l’antiquaire et de son amante tels qu’ils agissaient durant la nuit du meurtre au commissaire et à son accusé tel qu’ils apparaissent dans la journée qui suit. Et l’on peut apercevoir le personnage incarné magnifiquement par Marcello Mastroianni, alors qu’il est avec Adalgisa De Matteis, faire sonner un disque comme il le fera en rentrant chez lui au petit matin. Cette circularité formelle, cette circulation entre les temporalités permettent à Petri de représenter à un moment de son histoire ce qu’il signifie tout au long d’elle : que l’Histoire se répète, qu’il n’y a pas de progrès, que l’on tourne en rond. La bureaucratie pseudo démocratique – la froide « objectivité » – de l’Italie moderne n’est donc bien que la continuité de celle des années noires du fascisme. Et ce noir renvoyant au crime, à la culpabilité, est opposé au leitmotiv du « rose » – à la fleur, à la couleur… – qui renvoie, lui, à l’innocence, à la bonté naïve et un peu folle de certains personnages, au repos – la femme de ménage qui croit dur comme fer à l’innocence de Martelli s’appelle Rosetta, et celui-ci fait jouer dans un Juke Box la chanson Rose de Henri Salvador lorsqu’il rencontre sa douce mère un peu perdue (4).
Le film a subi les foudres de la censure au moment de sa réalisation, même si d’après la femme d’Elio Petri – elle l’affirme dans une interview-bonus de l’édition DVD – son mari aurait partiellement réussi à la contourner avec l’aide du producteur Goffredo Lombardo (5). Notamment parce que certains des subalternes de Palumbo sont présentés comme des malpropres venant de Sicile. Mais plusieurs autres personnages du film sont manifestement originaires de l’Italie méridionale et c’est une des caractéristiques positives de L’Assassin que d’évoquer ce problème socio-économique relatif à la situation des pauvres du Sud et à leur émigration vers le Nord. Martelli prononce à un moment un proverbe dans un dialecte provenant de la ville de Bisceglie – dans les Pouilles (6). Le nom de Palumbo trouverait son origine en Sicile et dans ses environs – mais il faut noter, ce qui va dans le sens des remarques déjà faites sur la personnalité cultivée du commissaire, que ce sont des familles nobles qui l’auraient porté (7).

L’Assassin a été projeté sur les écrans italiens à partir du 27 mars 1961. Il n’a pas été distribué dans l’Hexagone. Il a été restauré numériquement par la Cinémathèque de Bologne en 2011 et est sorti sur les écrans français le 20 juin 2012.


NOTES :


1) Cf. « Rencontre avec Elio Petri », in Elio Petri, sous la direction de Jean A. Gili, U.E.R. Civilisations de l’Université de Nice, 1974, p.29.

 2) Cf. Elio Petri in Parla il cinema italiano, di Aldo Tassone, Edizioni Il Formichiere, Milano, 1979, p.239.
 3) C’est ici que la référence à Camus est la plus claire. Dans La Chute (1956), Jean-Baptiste Clamence, le protagoniste qui se voit comme un Janus bifrons, se remémore le passé et le suicide d’une jeune femme auquel il est resté indifférent.
 4) Petri a probablement entendu cette chanson dans le documentaire réalisé en 1958 par le grand cinéaste Alessandro Blasetti : Europa di notte.
 5) Sur la censure dont a été la victime Petri avec L’Assassin, on pourra consulter le dossier suivant : http://www.cinetecadibologna.it/files/biblioteca/fondo_taddei/pdf_film/L%20assassino.pdf

On y trouvera aussi des articles parus dans la presse italienne à la sortie du film.

6)  « ‘U lìettu si chiama Rosa chi no’ddorma, riposa », c’est-à-dire : « Le lit s’appelle Rose. Qui n’y dort pas s’y repose ».

7) Du point de vue de l’onomastique, le choix de ce nom est important : la palombe peut-être associée à la colombe, et c’est un oiseau essentiellement migrateur. L’acteur Salvo Randone, avec lequel Petri retravaillera dans plusieurs autres films, est notablement Sicilien – cf. Elio Petri, op.cit., p.34.

 

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