Edward Yang – « The Terrorizers » (1986)

Edward Yang – alias Yáng Déchāng – est surtout connu pour son film Yi Yi, qui a reçu le Prix de la mise en scène au Festival de Cannes, en 2000. The Terrorizers est son troisième long métrage, sorti en 1986.
The Terrorizers a pour cadre la capitale de Taïwan : Taipei. Yang suit le parcours de quelques personnages qui, pour beaucoup, ne se connaissent pas. Celui d’un photographe. D’une délinquante. D’une romancière et de son mari, qui travaille dans un hôpital. Concernant plusieurs d’entre eux, ce parcours est dessiné en pointillés.

Le photographe se sépare momentanément de sa petite amie parce qu’il a l’occasion de suivre, de rencontrer – et donc de mitrailler – la délinquante. Celle-ci est vue au début du film prenant la poudre d’escampette alors que la police est dans les parages. Elle se blesse à la jambe, est prise en charge par sa mère. Elle fait de mauvaises blagues au téléphone, importunant des personnes qu’elle choisit au hasard dans l’annuaire. Elle se prostitue et détrousse les hommes qu’elle emmène à l’hôtel, avec parfois l’aide d’un complice, n’hésitant pas à tuer si nécessaire.

Le réalisateur Edward Yang fait en sorte que le spectateur ne comprenne que peu des choses, et avec difficultés, des situations qui sont mises en place – si tant est qu’il y ait quelque chose à comprendre -, n’ait que peu d’informations sur des personnages comme ceux que nous venons d’évoquer. Il juxtapose, joue sur les coïncidences, crée de brutales interpénétrations, plus qu’il n’articule, explique, justifie. Le tissu filmique et narratif est décousu, c’est une sorte de patchwork volontairement inachevé. Des événements probablement importants se passent dans des interstices, hors du champ de vision.
On ne saisit pas quel est le statut socioprofessionnel du photographe. À la fin du film, il revient dans un appartement luxueux qui pourrait être le sien ou celui de ses parents, et il reçoit un avis de conscription. Ce qu’il a vécu était comme une escapade plus ou moins imaginaire dans les quartiers populaires de Taipei, dans ses bas-fonds. La réalité, l’actualité guettent, rattrapent.
La vie que mène la délinquante est énigmatique. Son père est absent. On peut déduire qu’il est étranger – peut-être est-il un ressortissant américain, les USA ayant comme on le sait des bases militaires à Formose – puisqu’elle est décrite à travers les dialogues comme une Eurasienne, et qu’elle est traitée de « poule [bâtarde ?] blanche ». Son allure est étrangement androgyne.
Ces personnages, assez jeunes, sont instables, comme privés de racines. Ils sont perçus et considérés comme des parasites, des intrus.

Le parcours de l’écrivaine et de son mari, personnages un peu plus âgés, est présenté avec davantage de clarté. Leur couple bât de l’aile, leur union reposant sur un malentendu, et alors que la femme, qui doute dans un premier temps de ses capacités, prend ses distances et s’envole vers le succès – elle finit un roman qu’elle pensait ne jamais arriver à mener à bien et reçoit un prix littéraire -, l’homme chute inexorablement et pitoyablement.

Une grande froideur émane des relations qui s’établissent tant bien que mal entre les personnages, du monde que dessine Edward Yang. Une impression de vide, aussi. Si c’est bien cela que cherche à transmettre le réalisateur, c’est réussi : les décors ont une apparence clinique. On se sent comme plongé dans un aquarium et ce ne sont pas les lumières rouges ou mordorées, emplissant l’espace de temps à autre, qui vont y changer quoi que ce soit. Certains plans sont magnifiquement, richement composés, Yang créant souvent une polyangularité au sein d’une même cellule de montage, mais les personnages sont loin de tous être photogéniques et ils manquent d’épaisseur.

Si certains d’entre eux ne se connaissent pas, il leur arrive cependant de se croiser. Les rencontres sont souvent des ratages. Et quand une emprise est exercée – ou veut être exercée – par une personne sur une autre, elle l’est à distance, de manière irresponsable et biaisée.

Le monde qui intéresse Yang – le Taipei contemporain, espace urbain déshumanisé, qui effraie de façon sourde – est observé à travers une loupe au verre brisé ; il ne repose pas sur des fondations solides, il est ouvert et soumis aux influences extérieures. Les niveaux de réalité sont difficiles à identifier. Les images relèvent parfois d’une virtualité fantasmatique.

Si on peut ne pas toujours saisir – ou en tout cas, nous, spectateurs occidentaux -, d’où le réalisateur peut bien tirer ses idées pour créer les situations de son film, on voit bien que l’ombre d’Antonioni le Moderne plane sur lui et qu’il tient à le faire savoir. L’Éclipse. Le Désert rouge. Blow Up, surtout. Yang joue avec délectation de la réflexivité cinématographique et filmique – pour reprendre une terminologie de Jacques Gerstenkorn. Le photographe, la femme de lettres sont des représentations du cinéaste – ce qu’ils produisent, racontent ou tentent de raconter, semble parfois s’identifier avec le film, avec le récit qui les englobe. Ils portent ses doutes, ses aspirations, son constat. En bâillant, le policier jette un regard ironique sur le film dans lequel il apparaît. Et l’écrivaine en vomissant. Une affiche sur un mur : celle de Qui a peur de Virginia Woolf ? réalisé par Mike Nichols. Un extrait de film passant à la télévision : celui de Neuf semaines 1/2 mis en scène par Adrian Lyne.

Le film édité par Spectrum Films en Blu-Ray et DVD est accompagné de bonus fort intéressants. Une présentation de l’œuvre par Frédéric Monvoisin – qui évoque la situation politique de Taïwan dans les années ‘80. Une interview de Jean-Michel Frodon, qui a publié une monographie sur Edward Yang et qui parle d’un film « cubiste » à propos de The Terrorizers. On s’intéressera aussi, dans un autre supplément, à l’essai de Jimmy Weaver qui travaille sur le film de Yang à partir de l’affirmation de Frederic Jameson selon laquelle le chef de file – avec Hou Hsiao-hsien – de la « nouvelle vague » taïwanaise – a produit l’exemple parfait de la postmodernité au cinéma.

Le texte de Jimmy Weaver peut-être lu ici : http://www.theseventhart.org/essays/The-Seventh-Art-Edward-Yang-Terrorizers.pdf

À noter :
Le titre original devrait plutôt être traduit par un singulier : The Terrorizer.

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