Marquée par les succédanés tardifs et méta de Scream ou les remakes opportunistes de classiques, la décennie 2000 est une période creuse pour le cinéma horrifique hollywoodien. De l’autre côté de l’Atlantique en revanche, des cinéastes espagnols, comme le duo Jaume Balagueró / Paco Plaza (Rec), et britanniques, tels que Neil Marshall (The Descent) ou Christopher Smith (Creep), en profitent pour injecter du sang neuf, et surtout une identité férocement européenne au genre. Pourtant, au milieu du marasme ambiant, certains réalisateurs américains continuent de faire vivre une certaine éthique de l’épouvante, loin du cynisme des studios. Parmi eux, des jusqu’au-boutistes (le diptyque La Maison des 1000 morts / The Devil’s Rejects de Rob Zombie), des amoureux du bis qui tâche (Eli Roth avec Cabin Fever, Hostel), et des roublards inventifs (James « Saw » Wan). Mais pour ces trois noms, qui ont réussi à se faire une place, jusqu’à gagner la confiance des majors, d’autres ont malheureusement été oubliés dans l’histoire du septième art. Parmi eux, Lucky McKee fait office de cas d’école.

© 2003 – Lion’s Gate Entertainment – All Rights Reserved
Alors que le terme galvaudé d’elevated horror n’existe pas encore, il développe une horreur exigeante, référencée, débarrassée des impératifs marketing. Après un court-métrage remarqué (All Cheerleaders Die, qu’il finira par adapter au format long, avec moins de réussite, en 2013), il signe un coup d’essai concluant avec May. L’histoire d’une jeune fille timide et étrange, lassée de sa solitude. Par hasard, elle rencontre Adam, un séduisant mécanicien. Leur aventure ne prend pas la tournure espérée, inspirant à l’amoureuse une idée macabre… Le reste de la carrière de McKee ne sera pas au diapason de cette réussite indéniable. Entre film sacrifié (The Woods) et œuvre choc malheureusement privée de sortie en salles sous nos latitudes (le glaçant The Woman), le metteur en scène a peu à peu disparu des radars. ESC Editions a la bonne idée de lui rendre enfin justice en proposant un combo Blu-Ray/DVD de ce premier film. Retour sur un objet hybride à part.

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Ce qui frappe en premier lieu dans May, c’est sa structure inattendue pour un thriller horrifique. La première heure laisse en effet présager une romcom habitée par des marginaux, des paumés qui ne se conforment pas aux diktats de la société. Du mécano fan de giallos interprété par Jeremy Sisto (également à l’affiche de Détour mortel, autre pépite de cette période éditée par ESC), au punk campé par James Duval (fidèle de Gregg Araki vu dans Donnie Darko), en passant par les enfants aveugles qui font office d’électrochoc pour la protagoniste. Romantique au sens propre du terme, attirée par le morbide et le tragique, l’héroïne se démarque immédiatement de ses contemporains. Physiquement, elle est introduite par un défaut qui lui empoisonne la vie et détruit son estime de soi. Une coquetterie à l’œil, un « lazy eye », qu’elle cachait sous un bandeau durant l’enfance et qui attirait les moqueries de ses camarades. La caméra de McKee fait corps avec la petite fille jusqu’à adopter son ressenti en s’élevant dans les airs afin de l’écraser dans un plan en plongée cruel et expressionniste. Son mal-être évident fait d’ailleurs écho au vécu du réalisateur. Inspiré d’un court métrage étudiant et autobiographique, écrit alors qu’il n’avait que dix-neuf ans et intitulé Fraction, le film mixe, selon ses propres dires dans le supplément Le Fabricant de jouet, Taxi Driver et Répulsions. Angela Bettis (que l’on retrouvera dans The Woman), excelle dans un rôle de solitaire qui perd pied, écho à ses prestigieux prédécesseurs. Sensible, fragile, elle dénote également d’une sensualité bienvenue. Car l’héroïne, bien que complexée, peut se montrer séductrice, exigeante (elle déteste certaines imperfections de ses partenaires), jusqu’à se changer en femme (littéralement) fatale. Cette métamorphose suit habilement le même parcours que le long-métrage, passant de la romance à l’horreur pure.

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En réalité, sa dimension horrifique est induite dès l’une des premières images, celle d’une énucléation sanglante. Un instant presque subliminal noyé dans le générique, préfigurant le massacre à venir. Une heure durant, May impose son propre rythme, un tempo lancinant loin de tout effet facile. Il prend son temps, développe ses personnages, s’inscrivant dans une tradition du genre héritée des années 70, à l’opposé de la mode du moment. Un référentiel fièrement revendiqué qui comprend, évidemment, Dario Argento, explicitement cité par Adam et des éléments de décors (une référence à Trauma, un poster d’Opera). À y regarder de plus près, le deuxième film de McKee, The Woods, honteusement remonté par ses producteurs, peut d’ailleurs se lire comme sa réinterprétation de Suspiria. Ici, il emprunte un motif visuel cher au maestro lorsque la protagoniste sombre dans la folie. L’écran se teinte alors en rouge, symbole d’une violence libératrice trop longtemps contenue, mais surtout du surgissement de la vraie May, jusqu’alors engluée dans des normes sociales. La plongée dans l’horreur pure n’effectue pas seulement un bouleversement au sein du récit et de la personnalité de la jeune femme, mais également au cœur même de la mise en scène. Le film, jusqu’alors hanté par une certaine bizarrerie (le chien à trois pattes) bascule définitivement dans le thriller teinté de body horror. Néanmoins, il continue de développer son identité propre faite de séquences de meurtres étonnamment douces, et préfère le macabre gothique au gore des néo-slashers.

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L’essai vidéo de Miranda Corcoran proposé dans les bonus de cette édition et intitulé De Frankenstein à May, tisse d’habiles liens entre ces deux œuvres qu’elle qualifie de manifestes queer. Car le désir de l’héroïne de Lucky McKee ne se porte pas sur un genre, un sexe, mais indistinctement sur des parties de corps d’hommes et de femmes. Un fétichisme qui dicte ses attirances ou ses rejets et la plonge dans une frénésie à la fois de meurtre et de création. Un art, opposé à la science du professeur fou de Mary Shelley, qui ne surgit pas ex nihilo mais résulte d’un collage anatomique. Sa grande œuvre, à la fois charnelle et androgyne, apparaissant lors d’un final ambigu, reflète sa vision de la perfection. Non pas un être fini en soi, mais un agglomérat morcelé, multiple, pluriel, de détails qui forment un tout. Une incarnation de l’amour, de la tendresse, mais aussi de l’estime de soi, puisque May finit par ajouter une partie d’elle-même à son « monstre » (son plus gros complexe qui plus est). La mise en scène s’amuse de ce patchwork, que ce soit à travers les vêtements rapiécés que la jeune femme porte, le générique qui coud les crédits entre eux, ou encore cette séquence de drague dans une casse entourée de voitures en pièces détachées. Les surimpressions, les influences diverses (le chef opérateur Steve Yedlin, fidèle de Rian Johnson, ici par ailleurs crédité comme monteur, revendique l’influence de John William Waterhouse et des préraphaélites) rejouent cette idée de mêler les différences, voire les contraires. Car ce n’est pas tant un alter ego parfait qu’elle souhaite se créer, mais un objet malléable à sa guise, écho de la poupée offerte par sa mère, qu’elle n’avait pas le droit de toucher et dont la destruction entraîne sa folie. Métaphysique et psychanalytique, cérébral et viscéral, May n’oublie jamais le plaisir de son spectateur, s’amusant à le surprendre, à le déranger, s’imposant ainsi comme l’un des films d’horreur américain les plus réussis de son époque.
Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez ESC Editions.
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