Lors de l’exhumation des films de Mani Kaul en 2023, nous avions parlé de Duvidha (1973), évocation par la forme conjointe du conte et du cinéma de genre du mariage arrangé et de ses conséquences, de l’amour à apprivoiser mais dont l’apprivoisement est contrarié par la place de l’homme dans le foyer et par cette volonté toute masculine de l’entretenir au risque, paradoxalement, de voir s’éteindre un sentiment amoureux à peine tiède (la princesse du film de Kaul trompait sans le savoir son mari avec le doppelgänger de ce dernier). Sister Midnight, premier film du réalisateur indien Karan Kandhari, dans une esthétique pop tout à fait différente, moins exigeant que celui de Kaul quant à son rythme, reconduit cependant cette idée encore réactualisée par la modernité post-#metoo.

Arrivée en ville comme réclusion (R. Apte) (©Capricci Films)
Uma (Radhika Apte) vient de se marier avec Gopal (Ashol Pathak). Les deux tourtereaux n’en sont pas : ils ne se connaissent pas, ou si peu, s’étant entr’aperçus dans leur jeunesse respective, et unis par intérêt par les liens du mariage par leurs deux familles. Pas d’amour entre eux, plutôt une forme de mépris réciproque : Gopal travaille et fait tout pour fuir ce nouveau foyer dans lequel il ne sait pas trop comment s’inscrire ; Uma, elle, reste à la maison et tente de se former autour des rares voisines avec qui elle ne se fâche pas à la cuisine et, en fin de compte, à l’ennui domestique. Car la jeune femme, sortie de sa campagne par le mariage et en attente quotidienne d’un mari qui ne veut (ou peut) pas consommer charnellement leur union maritale, et malgré un solide caractère peu à peu dompté par la langueur d’un cafard de plus en plus tenace, passe son temps à errer dans sa toute petite maison ou assise sur le pas de sa porte, s’occupant jour après jour à observer avec l’oeil vide la rue agitée de Mumbai dans laquelle elle vit maintenant. Mais un changement s’opère en elle, jusqu’à la monstruosité. Car bien entendu, cela ne peut pas durer…
Nous parlions plus haut d’une esthétique pop, parfois presque clinquante jusqu’au kitsch (on peut penser aux symétries et aux chromatismes bigarrés de Wes Anderson devant le film, bien que Karan Kandhari réfute entièrement cette influence, la taxant même de « paresse intellectuelle » pour les critiques qui l’évoqueraient : plaidons donc coupable !), mais Sister Midnight serait certainement plus proche dans son esprit d’une certaine idée du punk tant le film semble rechercher le piétinement des conventions. C’est dans le fond tout son sujet : comment la jeunesse indienne peut-elle s’émanciper des obligations sociales qu’on peut leur imposer, d’autant plus si cette jeunesse est féminine ? Comment se libérer de chaînes maritales (et donc familiales dans le cas des mariages arrangés), voire des carcans culturels d’un pays encore retranché dans ses solides archaïsmes ?

L’ennui (R. Apte) (©Capricci Films)
Kandhari répond formellement à la question de deux façons : la première se trouve justement dans la volonté de la mise en scène et de la photographie du chef opérateur danois Sverre Sørdal de rechercher une chatoyance moins représentative du bien-être des époux (ils se détestent cordialement) que du caractère factice de leur vie, vernis que la progression narrative de Sister Midnight va s’évertuer de craqueler pour montrer la vérité tant des envies profondes d’Uma, femme insatisfaite, que de l’hypocrisie d’une société indienne tout aussi hiérarchisée que déshumanisante. Cette craquelure est provoquée par la tonalité humoristique très particulière du long métrage, partagée entre une sorte de verve acide, impitoyable, suscitant presque le malaise lorsque Gopal et Uma s’affrontent, et un burlesque abattu, keatonien, tout autant contenu dans le montage en boucle de la première partie du film montrant Uma ressassant les mêmes gestes ou non-gestes dans sa cuisine et dans la rue, étrange burlesque de répétition suscité par l’immobilisme terrible de la vie du personnage, que dans le visage tout à la fois impassible et très expressif de la jeune femme au foyer (de ce point de vue, l’actrice Radhika Apte livre une très belle performance comique).
La libération passera donc par la mutation, Uma se transformant peu à peu au cours du film en une sorte de créature nocturne qu’il sera toujours bon de ne pas croiser. Cette notion de métamorphose, de révolution pourrions-nous dire, permet aussi le dérèglement du film lui-même, Karan Kandhari privilégiant la fausseté du stop motion à la lisseté de l’imagerie numérique. Voilà une autre forme de craquellement formel : à la douceur chamarrée du factice se superpose la rugosité d’un effet spécial presque obsolète mais parvenant à créer un trouble profond dans l’unité formelle du film. Si la créature est graphiquement véritablement hideuse, son apparition provoque également un étonnant choc esthétique, révélateur tout à la fois du refus des conventions d’un cinéaste finalement assez sûr de ses effets ainsi que de celui de son personnage féminin dont les transformations ont tout de la rage libératoire. C’est certainement là, et plus encore que dans la très belle BO rock du film, que se trouve toute la sève punk de Sister Midnight : dans cette manière de fuir les obligations (entre autres celles que Kandhari semblait lui-même formellement créer !), de bousculer les conventions, de courir de façon effrénée vers une liberté (sociale pour Uma, artistique pour le cinéaste…) qui n’est peut-être que chimère, sans se soucier de savoir si cette course mène au triomphe ou à la perte, faisant encore une fois du déséquilibre le mot d’ordre.

Le pansement comme motif de déséquilbre punk (R. Apte) (©Capricci Films)
De fait, Sister Midnight, film nécessairement bancal, qui pourra même paraître éminemment anecdotique pour certains (en cela, il possède en lui les mêmes qualités et défauts que le premier film d’Ana Lily Amirpour, A Girl Walks Alone at Night [2014], auquel il ressemble spirituellement beaucoup), fait montre d’une telle fougue, d’une telle générosité dans sa façon constante de faire tapis, que l’on ne peut que louer avec sympathie et tendresse son audace presque kamikaze. Nous suivrons avec curiosité la suite de la filmographie de Karan Kandhari.
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).