Lauréat du prix Waldo Salt du meilleur scénario au Festival de Sundance 2025, Sorry, Baby, premier long-métrage de la jeune humoriste et scénariste américaine Eva Victor, conte le douloureux parcours d’Agnes – incarnée par la réalisatrice elle-même – jeune enseignante-chercheuse en lettres qui tente après une agression sexuelle et grâce à sa meilleure amie de surpasser ses difficultés pour renoue avec sa propre identité. Ce récit d’un indéfectible lien sororal et de la difficile reconstruction de soi a longtemps habité la cinéaste autodidacte, connue pour ses vidéos humoristiques en ligne et son ton truculent.
Optant pour une chronologie fragmentée, Sorry Baby se divise en chapitres – le premier et le plus long faisant la part-belle à l’introduction de l’amitié entre Lydie et Agnes se retrouvant après des années à distance et l’émouvante annonce de la grossesse de Lydie. Cette relation est le point nodal du récit : les deux vingtenaires s’accompagnent de longue date dans les étapes cruciales de leur vie, de leurs années de thèse à deux dans la grande maison isolée d’Agnes à la construction d’une existence seule ou le choix de la vie new-yorkaise pour Lydie. Cette narration sur plusieurs années permet au spectateur de comprendre la distance créée par leurs situations respectives et l’impuissance de l’une à combler la traversée du désert qui frappe l’autre depuis son agression, sans dénaturer ce lien indéfectible qui unit les deux jeunes femmes que rien ne semble pouvoir contrarier.
Pour reprendre les propos d’Eva Victor, c’est « la guérison qui (l)’intéressait » : les flashbacks successifs nous permettent de comprendre progressivement et rétrospectivement le comportement et l’humour d’Agnes, fort de son ton très personnel et intimiste quant à un quotidien devenu éprouvant. Classique, presque académique, la forme intéresse bien moins Eva Victor que sa narration éclatée. La grossesse puis la naissance de l’enfant de Lydie vont notamment irriguer le récit, jusqu’à ces dernières paroles adressées à cette petite fille, explicitant le titre : l’histoire se présente comme une lettre ouverte contant la crise existentielle d’une jeune trentenaire, reportée sur cette nouvelle vie – bébé catalyseur d’espoirs, longtemps attendu, obtenu par PMA, et être fragile par définition dont le spectateur suivra l’arrivée avec plaisir.
Le drame, qui n’est pas montré à l’écran mais suggéré (un très habile match cut fixe sur la maison de l’agresseur où Agnes se rend, suggérant le temps long passé dans celle-ci) irrigue toute la deuxième moitié et vient témoigner d’un basculement, d’un évènement charnière dans la construction de la vie de l’héroïne. Comment à l’approche des trente ans s’établit-on en tant que jeune adulte après un viol ? Celle-ci, pour faire face au choc émotionnel se renferme, alors même qu’autour d’elle, ses camarades, l’institution, les médecins la renvoient à ce qu’elle a vécu, inscrit dans le milieu dans lequel elle évolue en tant que chercheuse puis enseignante – la faculté. Avec sa meilleure amie comme seul pilier, Agnes est un personnage solitaire et complexe, sans cesse ballotée entre sa passion et son traumatisme : la littérature et la thèse qu’elle a produit encensée par son directeur qui lui voit du génie d’un côté et l’agression subie par ce dernier de l’autre, rendant son amour des lettres indissociables de l’expérience traumatique vécue dans ce contexte académique.
La mise en scène met en avant les doutes, mais aussi les appréhensions et réactions physiques : Intensité d’une crise d’angoisse, jeux de regards et tensions, longs silences dans les dialogues : la mise en scène traduit efficacement le doute, les appréhensions et réactions physiques, jusqu’au malaise. Rempart au chaos émotionnel que traverse la protagoniste l’humour est parfois le seul remède, comme en témoignent quelques passages drôles et bien sentis, notamment entre les deux actrices principales qui partagent une véritable connivence et alchimie et s’illustrent dans de nombreux échanges haut-en-couleurs. Pourtant l’outrance des situations et des dialogues parfois poussifs enfoncent le film dans une tonalité trop décalée et artificielle à la limite de la caricature, empruntant à la fois aux codes du teen movie et de la sitcom à l’humour absurde à la Fleabag avec cette trentenaire en crise existentielle utilisant l’humour comme protection au quotidien. Le surjeu de quelques personnages secondaires parfois horripilants vient sortir du ton naturaliste et plutôt que de lui offrir un décalage salvateur tombe dans certains clichés et travers du cinéma indépendant américain, y compris dans son décor de carte postale sur la côté nord-ouest entre urbanisme et ruralité.
La deuxième moitié souffre d’un vrai problème d’écriture : le rythme faussement distendu, l’oscillation du personnage entre maîtrise illusoire et gestion éprouvante du traumatisme deviennent curieusement artificiels. L’héroïne perd en crédibilité et en chair ce qu’elle gagne en fiction et Sorry Baby se perd dans le poussif et le démonstratif – notamment lors d’un procès où Agnes se retrouve juré, verbalise son agression passée et s’interroge avec l’une des intervenantes sur son impartialité.
Malgré son sujet délicat, Sorry, Baby ne tombe jamais dans le drame et parvient à rester sensible et touchant en présentant le parcours du personnage sans se focaliser sur le traumatisme initiatique vécu. Le propos l’emporte dans sa dimension intime, son urgence, premier film au ton particulièrement personnel, fragile et indéniablement émouvant. Indépendamment des facilités narratives et excès de style agaçants, le projet reste habité par une vraie sincérité et raconte puissamment le déséquilibre, la traversée du désert après un traumatisme et l’importance de l’amitié ou plus particulièrement de la sororité comme acte de survie.
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