La collection de plus en plus pléthorique « Make my Day ! » dirigée par Jean-Baptiste Thoret permet la redécouverte d’oeuvres parfois nécessairement vues dans notre jeunesse mais quelque peu oubliées, qu’on a pu ranger dans un recoin poussiéreux de notre mémoire et que la redécouverte permet d’épousseter afin d’en mesurer l’importance et/ou les qualités, peut-être mal perçues par notre regard antérieur. La nouvelle édition Blu-ray du Colosse de Rhodes (Il colosso di Rodi, 1961), premier long métrage intégralement réalisé par Sergio Leone, fait clairement partie de ces exhumations salutaires, permettant de constater à quel point le cinéma du maître italien se trouvait déjà en germe dans cette œuvre de jeunesse (Leone a alors trente-deux ans), tout à la fois respectant la majorité des codes génériques du péplum dans lequel elle s’inscrit mais pervertissant aussi le paradigme pour mieux le tuer, ou tout du moins pour le démythifier de façon quasi-définitive.

Le Colosse du titre (©StudioCanal)
Rhodes est en surface une cité insulaire radieuse et paisible ; le maître et tyran de cette communauté antique, Xerxès (Roberto Camardiel), fait bâtir à l’entrée du port de la ville une gigantesque statue d’Apollon, icône de la flamboyance de l’île égéenne. L’érection du Colosse semble réveiller les passions révolutionnaires : un attentat contre Xerxès est déjoué in extremis par la garde rhodienne, et une rebellion contre le pouvoir tyrannique se met en branle. Darios (Rory Calhoun), héros de guerre en visite chez son oncle, d’abord fêté par le pouvoir puis se liant ensuite d’amitié pour les acteurs de son opposition, cœur d’artichaut tombant simultanément amoureux de la fille de l’architecte du Colosse, Diala (Léa Massari), et de la rebelle Mirté (Mabel Karr , influençant par les variations de son coeur la progression de la révolution, se retrouve pris en tenailles entre les divers soubresauts de l’Histoire.
Le Colosse de Rhodes épate en premier lieu par son sens épique. Il se ressent dans le gigantisme des décors, totalement crédibles, ne fleurant presque jamais le carton-pâte (si ce n’est dans les séquences se déroulant à l’intérieur du Colosse, entre autres dans les escaliers en colimaçon évoquant tout à la fois l’époque médiévale et une sorte de modernité industrielle pleine de vis, d’écrous et de boulons), impressionnants jusque dans leur destruction lors d’une scène de tremblement de terre ô combien marquante, terrifiante par le réalisme de sa puissance dévastatrice. Grâce à la beauté parfois surannée de cette direction artistique, Sergio Leone peut ainsi se permettre de créer des déviations, faisant migrer le péplum vers un certain type de cinéma d’aventures tout aussi trépidant que kitsch (certaines scènes de danse dans les palais rhodiens évoquent le diptyque Le Tigre du Bengale / Le Tombeau hindou de Fritz Lang [1959], presque contemporain de ce Colosse de Rhodes), vers un cinéma catastrophe encore peu en vogue (le tremblement de terre, morceau de bravoure inouï), mais aussi, par la grâce des décors naturels, vers le western (genre que Leone va bien sûr se réapproprier avec génie par la suite) ou le chanbara (la découverte du massacre des rebelles décimés par les armées de Xerxès, évoquant les épopées médiévales de Kurosawa). Par ce mélange des genres, par la brutalité filmée sans fard des exactions des antagonistes (le péplum reste manichéen), Leone pose les jalons des gestes esthétiques révolutionnaires qui suivront dans sa filmographie, et ceci dès Pour une poignée de dollars (1964), réécriture westernienne du chanbara Le Garde du corps d’Akira Kurosawa (1961). La boucle est bouclée.

Décors de films exotiques (©StudioCanal)
L’épique selon Leone va donc de pair avec sa volonté sinon de démythification du péplum, du moins de perturbation de ses règles internes et de ses structures très codifiées, le grand spectacle divertissant et les tentatives d’une déstabilisation finalement très théorique du genre se nourrissant du caractère protéiforme du Colosse de Rhodes. Du péplum tel qu’on le voyait majoritairement à l’époque (et tel qu’on se le représente encore aujourd’hui, ses stéréotypes ayant été réactualisés par les deux Gladiator de Ridley Scott [2000 / 2024]), Leone ne conserve qu’une surface : si les films du genre font traditionnellement du soulèvement du « petit peuple » la condition sine qua non du divertissement (donc des jeux du cirque, point nodal de la majorité des oeuvres), le cinéaste italien en fait le sujet même de son film, utilisant le registre épique (donc celui du divertissement) comme d’un simple véhicule menant vers une idéologie politique lorgnant sur la contestation. Pour le dire autrement, Le Colosse de Rhodes inverse les enjeux du genre : la mise en scène de la rebellion s’appuie moins sur un divertissement « traditionnel » au final soumis à la décision du pouvoir (il n’y a qu’une seule scène d’arène, par ailleurs très réussie) que sur une brutalité « hors règles », d’ordre martial. De ce point de vue, le péplum de Leone semble moins directement aimable, mais bien plus intéressant, que la moyenne du genre.

Lutte des classes dans l’Antiquité (R. Calhoun ; C. San Martin) (©StudioCanal)
Cette volonté de faire bouger les lignes se retrouve évidemment dans le choix de Rory Calhoun pour interpréter le « héros » du Colosse de Rhodes. Nous mettons des guillemets au mot « héros », Darios galvaudant ses caractéristiques : personnage s’introduisant presque par hasard dans le récit, réfléchissant avec ses hormones et sa volonté de conquérir non pas des territoires mais le cœur de femmes jouant continuellement de cette faiblesse voire de sa bêtise (en cela, il ferait presque penser à une sorte de parodie de James Bond antique), Darios ne semble servir qu’à empirer encore la situation conflictuelle agitant Rhodes, et donc, au final, à créer du récit par la force de sa médiocrité. Car en effet, le héros de Leone est médiocre dans ce premier film, comme il le sera globalement dans l’ensemble de ses oeuvres, tant dans ses westerns que dans le monument filmique qui mettra un point d’orgue à sa filmographie (Il était une fois en Amérique, 1984). En cela, le choix de Calhoun, prémisse falote et éminemment sixties de George Clooney, acteur fade et sans génie, très éloigné des canons bodybuildés du cinéma de gladiateurs, fait sens : comment mieux démythifier un genre qu’en y adjoignant une incarnation littéralement intruse ?
L’addition de tous ces éléments fait du Colosse de Rhodes un étrange divertissement, qui remplit avec efficacité le cahier des charges du péplum tout en cherchant à le consumer de l’intérieur, ou tout du moins à lui faire subir des transformations dont il ne se relèverait que très difficilement. En cela, le film de Leone peut être considéré comme un chef-d’oeuvre du genre tout autant que son chant du cygne. Amusant : nous pourrions dire exactement la même chose de chacun de ses westerns…

Darios, ou un corps intrus dans le peplum (R. Calhoun ; M. Karr) (©StudioCanal)
Outre le blu-ray du montage italien du film (143 minutes) et le DVD de son montage français (123 minutes), cette édition de la collection « Make my Day ! » comporte :
– Préface par Jean-Baptiste Thoret
– « Le Colosse de Rhodes » revu par Olivier Père
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