Abel Ferrara – « Bad Lieutenant »

En 1993, quand sort sur les écrans Bad Lieutenant, présenté l’année précédente à Cannes dans la section Un Certain Regard, Abel Ferrara n’a pas le statut de super auteur avec un grand A. Il est juste considéré comme un excellent artisan de la série B urbaine à l’instar d’un William Lustig. Tout au mieux, il est perçu aux yeux d’une critique légèrement plus perspicace comme un little Scorsese. Et pourtant, il a réalisé déjà une poignée de grands films habités dont L’Ange de la vengeance ou New York, 2 Heures du matin et China Girl, mais surtout l’immense The King of New York qui passera relativement inaperçu lors de sa sortie en salles en 1990.
Bad Lieutenant introduit l’Italo-américain dans la cour des grands, la presse s’emballe à juste titre. Le choc visuel et narratif est amplement mérité. Une reconnaissance qui coïncide avec une renaissance, celle de Harvey Keitel après une longue traversée du désert qui entamera une seconde carrière d’une richesse incroyable, le succès en 1992 de Reservoir Dogs aidant.
Redécouvrir vingt-cinq ans plus tard le film après l’uppercut initial n’enlève rien à sa puissance immersive : il a juste gagné ses galons de classique du cinéma américain, n’ayant pas pris une ride.
Bad Lieutenant est toujours ce portrait borderline d’un flic camé et brutal, pervers sexuel notoire, usant de méthodes franchissant les barrières de la légalité. Mais qu’est-ce qui cloche chez ce lieutenant, qui n’est jamais nommé par son nom ? Un dégoût de soi poussé dans ses derniers retranchements, un vide intérieur l’attirant à s’autodétruire. Le mal que l’on fait aux autres commence par celui infligé à soi-même.

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© Bad Lt. Productions

La première scène du film le montre dans sa voiture, amenant ses enfants à l’école. Il est odieux, irascible. A peine ses deux garçons déposés devant l’entrée de l’établissement, il sniffe de la cocaïne au volant. Le ton est donné. Plus tard, il agresse sexuellement deux jeunes filles lors d’une séquence éprouvante où il finit par se masturber devant elles… Autant d’instants suffocants non pas par des effets complaisants mais par leurs inscriptions dans la durée.
Son improbable rédemption, il la doit à une religieuse, violée par deux petites frappes dans une église, écho évident à L’Ange de la vengeance dans laquelle Zoë Lund / Tamerlis co-scénariste de Bad Lieutenant, se vengeait de ses violeurs déguisée… en nonne. Il s’intéresse à l’affaire pour une raison qui lui échappe certainement.

La dimension christique présente se doit néanmoins d’être relativisée par un élément important, sorte de fil d’Ariane qui traverse le film : le championnat de base-ball en 7 matchs. La rédemption tant attendue découle en partie du hasard, d’un coup de dé, en fonction d’un résultat. Autant d’une prise de conscience ou d’un sentiment de culpabilité. Le bad lieutenant arrive à sa propre saturation existentielle, que peut-il lui arriver de pire ? Commettre un meurtre de sang-froid, briser définitivement la frontière qui le place encore du côté de la loi ?

©Bad Lt. Productions

Le très catholique et fidèle complice Nicolas St. John ne signe pas le scénario, c’est un signe. L’aspect religieux est présent mais jamais au service d’un discours prêchi-prêcha, donneur de leçon.
L’influence de St. John pèse néanmoins sur le film, comme une ombre encombrante. Mais finalement, Bad Lieutenant doit aussi sa puissance à la personnalité de Zoë Lund. Le vrai sujet du film est l’addiction sous toutes ses formes : à la drogue bien sûr, mais aussi au recours systématique à la violence, au sport comme opium du peuple. Une addiction menant un homme à sa perte avant la prise de conscience, placée sous le signe de l’horreur. Car il faut passer par l’impensable, le viol dans une église d’une nonne, pour que le flic se réveille de sa longue descente aux enfers. Pire : lors de la scène centrale de l’église où il se trouve face à la victime, il ne comprend pas pourquoi elle pardonne à ses bourreaux. Il est bouffi de haine et d’égoïsme, dans l’impossibilité de comprendre son prochain, d’embraser la moindre compassion…
S’ensuit alors cette vision d’Épinal d’un Christ devant lui qui peut prêter à sourire, mais cette soudaine naïveté possède une très grande force d’incarnation : Harvey Keitel dans un véritable numéro d’équilibriste, au bord de la saturation, hurle, éructe, se demande ce qui a foiré dans sa vie alors qu’il n’a pas toujours été comme ça. Abel Ferrara flirte avec le ridicule et pourtant cette expiation atteint une émotion explosive.

Ce parcours de croix d’un être détestable qui va finir par émouvoir, est rarement pris en flagrant délit de complaisance. Et pourtant, l’équilibre est fragile, un plan de trop et tout pourrait s’écrouler. Abel Ferrara a eu l’intelligence de ne pas nous étouffer avec une mise en scène resserrant de trop près son personnage. Il évite de systématiser le recours de la caméra à l’épaule, piège qui aurait alourdi le propos du film. Il n’oublie pas qu’il vient du pur cinéma d’exploitation, filmant le fameux « viol » dans un style clinquant, à la limite du bon goût, avec un montage cut et une lumière esthétisante à l’opposé de la facture presque naturaliste du reste du métrage, qui doit autant à John Cassavetes qu’à Pier Paolo Pasolini, son maître absolu.

©Bad Lt. Productions

Le travail du chef-opérateur Ken Kelsh, que Abel Ferrara retrouve 13 ans après The Driller Killer, est impressionnant. Naturalisme et sophistication se télescopent dans un portrait non seulement d’un flic au bord du gouffre, mais aussi d’une ville, New York, de sa faune, ses junkies, ses putes, ses dealers… Le réalisateur capte une atmosphère décadente et fascinante, totalement crédible. Certains plans ont par ailleurs été tournés sur le vif, sans autorisation, créant un climat d’authenticité inédite.
La fluidité du montage, l’absence de musique extra diégétique – sauf pour l’épilogue soutenue par le magnifique morceau « Pledging My Love » chanté par Johnny Ace – sont aussi à porter au crédit de cette bouleversante tragédie humaine plaçant alors Abel Ferrara au sommet.

Bad Lieutenant demeure sans doute le film le plus accompli de son auteur avec The King of New York, mais le reste de sa filmographie n’est pas à négliger, signant des œuvres de plus en plus radicales et exigeantes au risque de perdre son public. Un peu tombé dans l’oubli, lâché par les studios et les financeurs, le cinéaste est forcé de s’exiler en Italie et de livrer des films fauchés mais souvent passionnants (Pasolini, 4 h 44 Dernier jour sur terre, Go Go Tales).
L’excentrique Werner Herzog signera un (faux) remake ludique de Bad Lieutenant en 2009 avec Nicolas Cage. Inutile de préciser ce qu’en pense Abel Ferrara, vous vous en doutez…

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A propos de Emmanuel Le Gagne

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