31è Étrange Festival www.etrangefestival.com

Si la dystopie est désormais une sous-catégorie de prédilection du cinéma de genre, les films peuvent en utiliser les codes même lorsqu’on ne voit pas des destins d’humanité larger than life. La 31e édition de L’Étrange Festival en offre notamment deux perspectives, ou plutôt temporalités : l’avant avec Girl America, et l’après avec 2551.03 The End.

Girl America ©Martin Douba

Du totalitarisme, il y en a chez Viktor Tauš (Girl America, ou Amerikánka enVO), dans la Tchécoslovaquie communiste des années 80, et dans les relations interpersonnelles, en particulier entre les adultes et les enfants. On imagine une dystopie grise et industrielle, avec des personnages habillés en guenilles sur la terre battue, dans une société imaginaire. C’est sans compter sur l’appétit du réalisateur à tout exprimer de l’intérieur, en racontant une histoire vraie à travers les yeux d’une enfant grandie trop vite. Emma est séparée de sa mère par les services sociaux pour être envoyée dans un orphelinat loin de tout, où elle revient inlassablement entre chaque famille d’accueil qui n’a pas pu la garder. Une fois adulte, Emma revient sur les traces de sa jeunesse, dans un monde disparu depuis la révolution de Velours de 1989, et dont il lui reste des souvenirs indélébiles. Par ici, la couleur et le rêve, le feu de la sensation qui gagne sur tout, le vertige des échelles de perception. Le postulat initial du film pourrait certes rebuter plus d’un craintif des traitements misérabilistes. Pourtant, la démarche réussit habilement à se renouveler à chaque passage à l’écran, et la radiance de la spontanéité emporte tout. Girl America est une sorte de longue chanson – le long-métrage en comporte d’ailleurs beaucoup – ou de forme rondo en musique classique, portée par des couplets inattendus, faits de retours dans le temps et d’épisodes plus linéaires, et reboostée par un refrain lancinant à l’orphelinat, lieu de certitude, de retour à la case départ ou de rebond potentiel.

Les espaces existent par leur texture incomplète, que ce soit l’orphelinat dans une superbe demeure en décrépitude, le petit train sur monorail qui mène à cet orphelinat, l’appartement en fouillis de la mère, les maisons colorées de ses familles d’accueil, le complexe brutaliste de son quartier d’enfance, ou un camp de travail dans une halle industrielle. La construction de la mémoire passe par ces « presque-lieux », reconstitués par le cerveau d’Emma adulte grâce à ce que son cerveau d’enfant a stocké – Emma déclare elle-même au début du long-métrage qu’elle ne sait pas exactement si elle réinvente ses souvenirs ou si elle les a vécus tels quels. Elle remet de l’ordre dans ses traumatismes grâce aux instants de bonheur relatif qu’il lui reste, à la réinvention des lieux où elle s’est si longtemps trouvée. Viktor Tauš fait usage de bribes sensorielles à la Terrence Malick, sans y associer de signification métaphysique. Il diversifie les approches des mêmes situations (ressassées ou itérées), passe d’une époque à l’autre, émerveille d’un univers esthétique ancré par la relation à la mère. Puis, dans la deuxième partie du film, il intègre le théâtre à son processus visuel. La communauté se transforme en espace à défricher – elle aussi –, propice à l’écriture de plateau, pour des « orphelins-pages blanches » qui peuvent trouver un salut dans le vivre ensemble et le jouer ensemble. Le réalisateur a auditionné de véritables orphelins en Tchéquie, qu’il a fait répéter un an avant le tournage. Il a depuis fondé avec eux une compagnie de théâtre. Le pouvoir de la reconstruction a dépassé les frontières de l’image, aussi intense et puissante soit-elle, mais ô combien touchante, pour s’immiscer dans le monde réel.

2551.03 The End

Avec 2551.03 The End (sélection Mondivision), Norbert Pfaffenbichler livre une dystopie dans le sens premier du terme, mais sans paroles, fin de sa trilogie 2551, dont le deuxième opus The Orgy Of The Damned avait été présenté à L’Étrange Festival en 2023. Apeman ne cherche plus son fils adoptif qu’il avait perdu ; il le retrouve par hasard dans le costume d’un inspecteur, suite à son arrestation pour graffiti en flagrant délit. C’est le début d’une traque du père et du fils par les violentes brigades de police dans une ville-catacombe aux habitants masqués où la débrouille et les arrangements pullulent sous le joug d’un pouvoir masqué bien installé qui laisse les condamnés à mort sur la place publique et parade en grand apparat sous des masques vénitiens. Se courber ou être exécuté, telle est la devise de ce monde post-apocalyptique en mélange de prises de vues traditionnelles et de stop motion. Impossible de ne pas rester insensible à cette exploration morbide et tendre des bas-fonds, dans ses bains de lumières monochromes, ses jeux d’ombres et son fourmillement de détails. Aucun visage n’est révélé, si bien que les costumes et le design des personnages doivent « trahir » leurs dialogues muets et leurs émotions du moment. Mission accomplie, grâce à une narration par le mouvement et l’effet de réaction. L’œil a beau tout découvrir, il se sent d’emblée familier avec l’univers, peut-être aussi parce que 2551.03 The End saisit les peurs primales de la perte d’un être cher. Les lieux se transforment en d’audacieuses machines mentales à remonter le temps, alors que les fondus d’image donnent naissance à des transitions de plans psychédéliques. L’humanité s’est résignée en sous-sol, mais l’émotion de la créativité n’est pas morte !

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