Sirât est encore bouillonnant, vivant, sa première projection choc cannoise commence à dater. Et pourtant, la déflagration de son instantanéité reste encore radicalement ancrée dans une mémoire encore à vif, à feu, un robuste souvenir impénitent bariolé de son péché le plus inavouable (l’enflammage cannois insensé) : 4 mois après, était-il donc déraisonnable de hurler à l’incandescent génie de ce Prix du Jury cannois 2025 ? Au film de l’année, de la décennie ? La réponse est ailleurs, et loin d’être aussi simpliste. Comme Mégalopolis de Coppola un an avant lui, Laxe et son chemin entre enfer et paradis (la définition littérale de Sirât) balaye vigoureusement toute définition d’échec ou de réussite, il est un acte solitaire, déraisonnable, un « geste » boursouflé, prétentieux, et pourtant décisif, qui représente à lui seul le reflet d’une génération où le chaos de l’instant est en nouvelle définition. Avec Sirât, il y a le vertige du vide instantané, du ravin qui aspire dans les limbes agressives d’une vie qui ne vaut pas mieux qu’une mort, là où la disparition des corps s’empoignent à mourir dans l’absurdité : le film est bien « là », ancré en bord de précipice. Et nous y sommes avec lui, de plain- pied, prêts à sauter.
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Mais d’où vient alors cette pénétrante sensation de vide ? Elle est à la fois littérale, par cette voiture qui ne stoppe pas sa chute, et scénaristique, un tel mouvement narratif est un pure suicide, un sabotage (in)conscient qui efface délibérément l’enjeu initiatique du film dont on se contrefiche précocement (pour rappel, un père, Sergi Lopez, cherchant désespérément sa fille lors d’une rave party dans le désert marocain). « Soudain le vide » comme titrait Gaspard Noé, le film bascule alors dans l’irrationnel, un acte désespéré, une idée malveillante qui drainerait n’importe quel film dans la bêtise, mais qui ici, l’élève à l’apogée de sa propre contradiction en rappel évocateur de son titre : le ciel et son paradis supposé font face à la terre infernale. Pendant que la voiture chute dans les abimes – sans laisser aucun doute sur sa conclusion (les protagonistes visualisent le corps mort de l’enfant), le père et la bande de teufeurs vont désormais se livrer à un chemin de croix vers leur propre ascension, l’élévation s’enclenche après l’effondrement. Il n’y a alors plus de film, plus de raison d’imaginer ou d’établir un semblant de ligne narrative, le film semble s’interrompre par cette altération miraculeuse. Les Hommes deviennent de la chaire à mourir, à disparaître, l’âme elle, est du côté du chien, sauvé et systématiquement protégé. L’Homme est lui damné, destiné à imploser, se confondre dans la destruction, l’explosion : et de ce jeu macabre, cette féroce idée nihiliste que le monde n’est plus. La Troisième guerre mondiale se joue à la radio, la désolation des paysages désertiques marocains en tombeau à ciel grand ouvert. Sirât a cette vivace couleur d’un film génération à l’image d’une jeunesse qui ne croit plus à rien, pas même à faire des gosses, une génération qui attend dans le chaos de l’instant la fin d’un monde prédestiné à disparaître, sans espoir, ni lueur en bout de tunnel.
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Il ne faut pas minimiser la bande-son, cette force électrique et techno qui ravage les espaces libres, la basse qui draine l’animalité, la perforation du son jusque dans la danse la plus tribale, primitive, elle accompagne les cœurs qui s’exaltent, ceux qui s’éteignent, elle dessine les contours d’une vie qui frappe, qui tape, jusqu’à épuisement. Au milieu des mines, au milieu de la mort, la danse est encore vivante, l’enceinte dégueule encore d’une vie chamanique à tambour battant. Encore une nouvelle opposition, l’apparente radicalité de la techno face à la communauté rave et sa bienveillance. Car Laxe n’a pas oublié aussi de dépeindre un milieu marginal qui s’exclut dans le refus du diktat normatif par la fête, la drogue, la vie pour le son et la danse, les corps qui s’éternisent sur un rythme qui émerge des entrailles, cette énergie de fin du monde qui peut animer une rave de plusieurs jours, celle qui ne s’arrête jamais, celle dont on ne veut jamais qu’elle s’arrête. Car la folie des grandeurs de Sirât est aussi là, aussi impénétrable qu’une rave, et cette sensation merveilleuse que malgré la mort et la fin, tout est encore possible, que la vie, par elle, la danse, n’aura jamais réellement de fin. Que l’énergie est pénétrante, l’équilibre est subtil entre ces corps meurtris, ces gueules pétées aux membres déchiquetés et cette énergie de fin des temps, de ces carcasses qui chevauchent l’apocalypse avec le sourire jaune de l’inéluctable. Le film est mort, et pourtant continue de vivre dans sa propre destruction. Qu’ils sont beaux ces corps qui implosent, ces visages qui disparaissent, là où le sens même du film perd son sens. Il n’y a plus de sens, plus de réel, de cinéma, de projection. Sirât est là, existe dans le vide métaphysique qu’il a lui-même généré. Entre ciel et terre, ancré en bord de précipice, le vertige d’une splendeur chaotique, d’une dernière danse, de basses qui tapent et nous aspirent là où même les ténèbres n’osent pas s’infiltrer, là où le sens du monde s’est éteint. Sirât restera, quoi qu’il advienne de nous, un moment de grâce nihiliste incomparable.
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