Antonio Pietrangeli – « Je la connaissais bien » (1965)

Nous avons eu le grand plaisir, il y a quelques mois, de découvrir le premier long métrage du cinéaste Antonio Pietrangeli dont les films sont peu connus en France. Il s’agissait du Soleil dans les yeux (1956) et nous en parlions ICI, sur Culturopoing, en proposant d’ailleurs une petite notice biographique du réalisateur.

Nous nous retrouvons maintenant en 1965 et, avec ce dixième long métrage de Pietrangeli, nous suivons le parcours tortueux d’Adriana Astarelli, originaire de Pistoia – ville de Toscane se trouvant à environ 300 km de la capitale -, qui tente de percer dans le milieu du cinéma. Le chemin est rude et les gens dont Adriana a besoin sont loin d’être sympathiques. La jeune femme se lie notamment avec un agent roublard et pas franchement efficace – Cianfanna, incarné Nino Manfredi. Cianfanna lui trouve quelques opportunités de travail, notamment en tant que modèle dans des publicités ou des défilés de mode – opportunités certes rémunératrices, mais peu glorieuses. Ici, ce n’est pas la personne d’Adriana qui est mise en valeur, mais le produit qui doit être promu.

Il faut évidemment payer pour se faire connaître : annonce dans un journal, organisation éventuelle d’une réception pour la presse-cinéma, le gratin de Cinecittà. Payer en argent, et payer aussi de sa personne avec des hommes plus que mûrs, peu attirants, mais qui ont un pied dans la place, de l’entregent, du pouvoir. Or Adriana n’est manifestement pas prête à faire ce type de compromis, d’arrangement.

Le personnage d’Adriana est complexe, ambivalent. Malgré les apparences…

Elle est une fille écervelée, légère, habituée aux passades… Avec cependant, il faut le noter, des garçons de son âge ou des hommes qui lui plaisent – le jeune Dario, campé par Jean-Claude Brialy, ou un écrivain moins jeune qui tirera son portrait en quelques mots bien choisis… Elle vit en son temps, avec lui. Attirée comme tant d’autres par ce miroir aux alouettes que constitue le « Boom » – « miracle économique » italien de l’après-guerre. On s’en rend compte à son projet de carrière, à ses choix vestimentaires et capillaires, à ses goûts musicaux. Adriana change très souvent de coupe et de couleurs de cheveux, elle met des perruques… Elle danse le twist dans des soirées plus ou moins mondaines, écoute beaucoup de chansons de variétés à la radio ou sur le tourne-disque dont elle dispose à son domicile romain. La bande-son du film est, notons-le au passage, une petite merveille.
En même temps, Adriana n’apprécie pas le comportement des hommes qu’elle rencontre et fréquente, et qui se montrent brutaux, hypocrites ; ils utilisent les femmes pour leur plaisir immédiat. Elle est par ailleurs et cependant capable de s’enticher de certains d’entre eux, ce qui ne peut lui amener que des déceptions.
Et Adriana ne semble pas vouloir accepter les règles qui pourraient lui ouvrir les portes du succès : se faire photographier nue, coucher avec des hommes influents. Elle semble avoir des principes moraux, une volonté louable de mener sa vie comme elle l’entend, de disposer librement de son corps… Mais semble être logé également au plus profond d’elle-même quelque chose qui l’empêche d’assumer ce qu’elle veut, qui la freine, qui lui nuit, la met en échec. Que l’on pense à la personne du monde du cinéma qui lui téléphone parce qu’elle lui a donné son numéro personnel, avec qui elle prend un rendez-vous, mais à qui elle pose un lapin de façon inattendue, préférant garder le bébé d’une voisine. Un mal la ronge et va l’emporter tragiquement, un peu à l’image de ce qui s’est passé pour sa sœur Stefanella.

Adriana paraît minée de l’intérieur, donc, mais elle l’est aussi bien sûr, de l’extérieur. Elle est non seulement utilisée, mais aussi et plus encore manipulée, atrocement moquée, ridiculisée par des hommes, des gens du métier vulgaires, méchants, cruels.

On sait que Pietrangeli a toujours été soucieux de dénoncer le sort que réserve aux femmes la gent masculine. Mais que l’on ne pense pas le réalisateur manichéiste et tenant d’un féminisme aveugle en ce film dont nous parlons ici. La figure d’Adriana est rapprochée de celle du boxeur Emilio qui accepte de prendre des coups pour quelques lires lui permettant d’espérer un avenir meilleur. Il y a aussi Baggini, l’acteur sur le retour merveilleusement interprété par Ugo Tognazzi, qui est prêt à tout pour obtenir un rôle, mais qui se fait malmener, railler, y compris par ceux qu’il a pu aider dans le passé. Et puis il y a cette amie, une femme !, qui encourage cyniquement Adriana à avorter quand celle-ci tombe enceinte. On peut imaginer que cette épreuve fait terriblement mal à la protagoniste du film – d’ailleurs Pietrangeli le suggère à travers une surprenante association de plans… Et l’on repense alors au plaisir qu’on lui avait vu prendre à garder l’enfant d’une voisine.

C’est la Société italienne moderne dans son ensemble que Pietrangeli épingle. Celle qui dysfontionne comme le pick-up d’Adriana, qui tourne comme un disque rayé. Un univers sale… à l’image de la plage sur laquelle se trouve l’héroïne au tout début du récit. Un monde qui souille celui qui porte une tant soit peu de pureté et de candeur en lui.

Il se dit que Pietrangeli a pensé à plusieurs actrices, dont Brigitte Bardot, pour incarner Adriana. Dieu soit loué, il a choisi Stefania Sandrelli. Sandrelli, jolie sans être divine. Une jeune femme au visage apparemment neutre, en vérité merveilleusement énigmatique. Difficile de cerner la personnalité de cette héroïne du quotidien à propos de laquelle l’écrivain avec qui elle a une rapide aventure parle à la fois, et fort justement, de superficialité et de sagesse.

Personne ne peut affirmer qu’il connaissait bien Adriana ! Le titre du film est hautement ironique.

Cette oeuvre de Pietrangeli frappe par sa modernité, son ton profondément doux-amer, son léger balancement entre la comédie et la tragédie, sa dimension à la fois réaliste et quelque peu théâtrale. On pense évidemment, et peu de critiques omettent de le mentionner, à certains films de Fellini – La Dolce Vita (1960) -, d’Antonioni – L’Éclipse (1962) -, de Dino Risi – Le Fanfaron (1962) -, de De Sica – Il Boom (1963), que l’on a pu découvrir récemment sur les écrans français. À ce que l’on appelait à l’époque le cinéma de l’incommunicabilité.

Pietrangeli a recours à des procédés visuels, formels intéressants. Des plans subjectifs tournoyants, destinés à représenter le malaise de certains personnages ; des plans de miroirs, de reflets ou d’ombres suggérant un monde, un contexte inauthentique et inquiétant… Des temps plus ou moins morts, ou des séquences jouant sur un allongement dangereux de la durée : les plans sur le visage impénétrable d’Adriana, le trajet de celle-ci en voiture dans les rues de Rome, la danse de claquettes de Baggini qui s’épuise affreusement et frôle l’infarctus… Et puis, il y a cette structure narrative d’ensemble sous forme de vignettes, de saynètes, laquelle donne une dimension éclatée à l’existence d’Adriana… Une structure où vie concrète, souvenirs et monde imaginaire se confrontent et/ou se confondent, où passé et présent s’imbriquent…

Et enfin, il y a ces nombreux regards-caméra, à travers lesquels Adriana semble vouloir se confronter avec le spectateur, le prendre à témoin, établir un lien d’empathie peut-être. « Je ne suis pas dégueulasse », pourrait-elle dire, si l’on voulait se référer à À bout de souffle (1960). Mais plus qu’à ce film, on pense à Vivre sa vie (1962), ou au film qui a tant inspiré Godard : Monika (1953), d’Ingmar Bergman.

Je la connaissais bien : une œuvre à ne pas rater… assurément.

 

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