Après les ressorties, en 2023, de Nous étions jeunes et du Ballon attaché, chroniquées dans nos colonnes, Malavida Films propose aujourd’hui de redécouvrir deux autres longs-métrages de Binka Jeliazkova, complétant ainsi sa rétrospective consacrée à cette cinéaste bulgare. Déjà, à l’époque, notre confrère s’étonnait de la méconnaissance de l’œuvre de cette réalisatrice et espérait que ce cycle permette d’y mettre fin. La découverte de ces deux nouveaux films ne peut que nous conforter dans ce jugement puisqu’ils révèlent toutes les qualités de ce cinéma où la pertinence du regard porté sur l’évolution politique de la Bulgarie cohabite avec la poésie de ses représentations. Les éclats formels et la révolte, pour reprendre le titre de la rétrospective. Ou, pour le dire en des termes plus précis à l’égard des deux films qui nous intéressent ici : les éclats formels et l’affaiblissement progressive de la révolte, jusqu’à sa disparition. En effet, en dépit des vingt années qui les séparent, de leurs différences formelles entre le noir et blanc du premier et la couleur du second, et de leurs intrigues distinctes, ces deux longs-métrages, qui s’intitulent La Vie s’écoule silencieusement (1957) et La Piscine (1977), font rejaillir la cohérence de cette œuvre désenchantée, toute entière consacrée à la perte des idéaux communistes.
La Vie s’écoule silencieusement
La Vie s’écoule silencieusement. Dès l’ouverture du film, le titre est démenti par l’action représentée : le combat armé qui prend forme au sommet d’une colline entre les fascistes et les partisans communistes. La contradiction qui en découle annonce d’emblée la nature contre-programmatique d’un récit qui vise à révéler l’envers du décor. Après la bataille initiale, une ellipse d’une dizaine d’années nous conduit à retrouver certains des personnages exposés en ouverture, lors de leur nouvelle vie « civile », qui succède à leur engagement en tant que partisan communiste. On comprend alors que la vie paisible promise à la fois par le titre et par l’avènement d’un nouveau modèle politique n’est pas advenue, et que chacun des individus est hanté par cette scène primitive des combats d’antan, source d’un espoir déçu. Ce contre-pied, et l’expression de la désillusion qui en résulte à l’égard du régime bulgare, valut à ce premier film de Binka Jeliazkova, écrit par son mari Hristo Ganev, lui-même ancien partisan, trente années de censure, plaçant d’emblée l’œuvre de cette réalisatrice sous le sceau de la critique à l’égard du pouvoir en place.

© Malavida – Filmautor – Bulgarian NFC
Or, l’une des beautés de La Vie s’écoule silencieusement réside justement dans le fait que ce regard qui déchante peu à peu sur la société qui l’entoure est celui d’un personnage à peine sorti de l’adolescence, dont l’entrée dans la vie adulte coïncide avec la découverte d’un monde qui ne correspond pas à l’idéal attendu. Ce procédé n’a certes rien d’original mais il permet au film de déployer ses incartades poétiques qui fonctionnent comme autant d’expressions émouvantes de cette mélancolie du rêve perdu. Le protagoniste en question n’est autre que Pavel qui a jadis combattu avec son père, Zhelyo, en tant que partisan et qui retourne dans sa ville d’origine après un voyage en URSS. Très vite, l’enthousiasme insouciant qu’il ne cesse d’afficher sur son visage se défait lorsqu’il apprend le divorce de ses parents. Au lieu de représenter la réaction du fils, la caméra s’attarde alors sur le ballon gonflable qu’il tient dans ses mains et qui se balance au gré du vent avant d’exploser, détruit par les mots qui viennent d’être prononcés. L’objet fonctionne alors comme métaphore de cette enfance qui vient de disparaître, celle d’un personnage qui constitue lui-même une sorte d’incarnation de cette Bulgarie désormais dépouillée de son innocence originelle. Partant de là, Pavel devient l’individu à travers lequel nous est donné à voir cette société toujours abimée par les hiérarchies et la confiscation du pouvoir, ce qui se traduit par l’utilisation d’un leitmotiv qui nait au cours de cette même séquence. En effet, la phrase adressée par la mère à son fils, « Tu n’es plus un enfant, tu vas comprendre. », reviendra à plusieurs reprises au cours du récit, comme autant d’incitations au renoncement et au pragmatisme qui entrent en contradiction avec la candeur du jeune homme. De même, la fin de la séquence qui voit Pavel s’en aller dans l’obscurité de l’arrière-plan, devant ses parents restés impuissants au premier plan sera reprise, plus loin, lors d’une autre discussion filiale. L’écho formé par ces deux conclusions de scènes signale autant la profondeur des ruptures familiales que l’écart générationnel qui se forme entre ceux qui ont rejeté les illusions d’antan et ceux qui aspirent à les maintenir vivantes. D’ailleurs, la première occurrence de ce motif voit le fils s’en aller dans une rue vide, à l’ombre des réjouissances du 1er mai, comme pour rappeler que la célébration de la fête des travailleurs ne constitue qu’une façade trompeuse, qui masque l’absence d’une réelle concordance avec l’utopie communiste. Cette opposition entre les jeunes et leurs aînés se renforce d’autant plus lorsque Pavel tombe amoureux d’une femme porteuse de la même ambition candide. La promesse de fidélité qu’ils formulent alors – envers leur sentiment comme envers leur idéal – prend place au sein d’un parc pour enfants déserté, dans lequel les deux personnages courent et s’amusent, comme au temps de leurs premières années. La séquence résume alors toute la beauté du film, celle qui consiste à faire de l’enfance et de la jeunesse préservées un antidote à toute désillusion, à toute soumission au renoncement.

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Comme évoqué au sujet du leitmotiv de la phrase répétée et de la disparition de Pavel dans l’ombre, La Vie s’écoule silencieusement repose sur un système d’échos et de réitérations, lequel vise également à rappeler les liens qui unissent les anciens partisans, désormais éloignés, à plus ou moins divers degrés, par des trajectoires différentes. En premier lieu, cette structure sert à rappeler l’attache qui subsiste entre deux anciens compagnons devenus des antagonistes : Zhelyo, maintenant député de la ville, et Pevko, dorénavant réduit à vendre des bretzels dans des événements sportifs en raison de sa blessure contractée à la guerre. Comme on le devine ici, ces deux personnages incarnent deux attitudes contraires face à l’idéal communiste d’antan : le dévoiement pour le premier, qui a troqué ses aspirations à un monde meilleur pour son seul confort matériel, et la fidélité pour le second. À travers deux séquences d’ivresse distinctes, le film célèbre la noblesse de Pevko, gardien d’un modèle à retrouver, tandis qu’il condamne Zhelyo, qui incarne alors le régime politique en place, responsable de la trahison à l’égard des promesses d’antan. Chez ce dernier, l’alcool conduit à la perdition de soi et à l’errance solitaire au sein d’un lieu vidé de ses véritables amis tandis que chez son ancien camarade, il symbolise la joie des retrouvailles avec les compagnons d’hier. Dans l’univers de Zhelyo, on écoute des musiques américaines, signe d’un retour au modèle pourtant décrié, tandis que, dans celui de Pevko, on continue à entonner, en chœur, les chants d’autrefois. Mais cet antagonisme – qui permit sans doute à Jeliazkova de formuler sa critique à l’égard du pouvoir tout en réaffirmant sa croyance en la nécessité d’un véritable modèle communiste – fonctionne de pair avec la représentation d’une forme de parallèle entre ces deux personnages qui se ressemblent autant qu’ils s’opposent. Durant cette même séquence d’ivresse, Zhelyo s’approche de la maison pour tenter de retrouver ses anciens camarades avant d’y renoncer, ce qui rappelle cette scène présentée au début du récit où Pevko se cachait derrière un kiosque à journaux plutôt que de rejoindre ses compagnons de lutte. En outre, le visage saisi par l’émotion du premier au moment où il entend le chant de ses anciens amis semble répondre à celui, tout autant bouleversé, du second, comme si, par-delà les distances qui les séparaient, les deux personnages ne cessaient de se fixer et partageaient une même obsession à l’égard de leur perte commune. Plus loin, le moment où Zhelyo se couche est suivi par celui où Pevko se réveille, de sorte que la succession des deux plans ne laisse guère de doute sur l’association qui se tisse entre ces deux personnages. Jusqu’au bout, le film semble s’appliquer à maintenir un lien entre ces deux êtres, en dépit de leur opposition et des voies contraires qu’ils ont chacun emprunté, comme pour laisser en vie l’espoir d’une réconciliation entre la réalité d’aujourd’hui – Zhelyo – et la promesse perdue d’hier – Pevko. Toute cette circulation des espaces et des visages, qui ne cesse de relier les anciens partisans l’un à l’autre, déployée avec virtuosité par le montage du film, se comprend alors ainsi, comme une tentative visant, sans illusion aucune, à retrouver l’élan fondateur des débuts.

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La Piscine
Cet idéal perdu qui hante le personnage se retrouve dans La Piscine, réalisé vingt ans après. Au prime abord, le film semble pourtant évoluer sur un registre différent en se concentrant sur Bella, une lycéenne qui renonce à participer à la fête de fin d’études suite à un chagrin d’amour. Or, sa rencontre avec Apostol, un architecte d’une quarantaine d’années, va faire revenir ce même passé, celui de la fin de la Seconde Guerre Mondiale et des lendemains qui déchantent, à ceci près que l’évocation de ces jours anciens reste ici sous-jacente, dissimulée dans les replis du récit. Alors que la blessure était encore brûlante et presque tangible dans le précédent long-métrage, elle est ici plus lointaine, sans que cela n’affaiblisse en rien sa portée traumatique. Le rythme qui en découle est plus alangui, résultat de l’abattement sans rébellion du personnage, de même que sa mélancolie est à la fois plus feutrée et plus prégnante, contaminant tous les pans du film. Mais en dépit de ces différences entre ces deux œuvres réalisées à vingt ans d’écart, ce qui frappe alors, c’est la permanence des mêmes structures et des mêmes motifs, comme si deux décennies plus tard, la Bulgarie était toujours confrontée à la même impasse.

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On retrouve en effet, dans La Piscine, un personnage au sortir de l’adolescence, à travers lequel nous est donné la voir la société environnante et dont la désillusion personnelle – ici amoureuse – coïncide avec celle de son pays. L’opposition entre deux anciens camarades devenus antagonistes resurgit également dans ce film à travers les chemins divergents empruntés par deux architectes. Le premier, qui n’est autre qu’Apostol, apparaît comme le successeur de Pevko puisqu’il a conservé sa pureté en restant fidèle à ses idéaux tandis que le second est celui qui a su s’adapter à l’ère nouvelle, en renonçant à ses principes d’hier pour satisfaire ses ambitions personnelles. La dichotomie qui en résulte est contenue dans les propos de ce deuxième personnage lorsqu’il s’en prend frontalement à son confrère et déclare : « Nous sommes des architectes. Pour vivre, nous devons construire. Mes idées et mes projets ne me suffisent pas. (…) Les gens sont devenus réalistes. ». À travers ces mots, se dessine en creux le portrait d’un héros resté au stade de ses projections et de ses utopies, et qui est, par conséquent, voué à rester en marge d’une société qui a fini par adhérer à l’avènement de ce monde nouveau. Ce rêve perdu auquel il s’accroche se traduit ici par ses différentes maquettes qui sont autant de projets d’une vie meilleure voués à rester inanimés. Là aussi, ce principe consistant à donner forme à cet idéal qui hante renvoie à La Vie s’écoule silencieusement, où le monument en hommage au partisan décédé fonctionnait également comme rappel des aspirations manquées. Enfin, on retrouve, dans les deux films, un même épilogue « liquide » où l’eau – de la pluie comme de la piscine – vient tout recouvrir, laissant les personnages impuissants face à cette force qui déferle, inarrêtable. La répétition, deux décennies plus tard, de ce même cri d’alerte lancé par Binka Jeliazkova sur l’effacement du passé et de ses promesses donne au final de La Piscine encore plus d’émotion et de mélancolie. L’œuvre de cette réalisatrice se distingue donc autant par sa cohérence que par le caractère sensible de sa réflexion politique, autant d’éléments qui invitent à la (re)découverte.
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