Jérôme Leroy – « Nager vers la Norvège » et « Le Cimetière des plaisirs »

Romans noirs, nouvelles, littérature jeunesse ou encore poésie : Jérôme Leroy est un touche-à-tout infatigable. Alors que sort en ce moment son dernier recueil de poèmes, Nager vers la Norvège, La Table ronde en profite pour exhumer l’un de ses premiers romans, écrit en 1992 (il avait 28 ans) et publié en 1994 : Le Cimetière des plaisirs. Faut-il d’ailleurs parler de « roman » à propos d’un récit faisant constamment l’éloge de la forme courte et visant parfois à l’aphorisme. Sur une trame vieille comme les histoires d’amour malheureuses (en existe-t-il d’autres ?), Leroy nous narre son quotidien alors qu’il officie en tant que professeur de français dans un collège dit difficile de Roubaix et qu’il n’arrive pas à oublier cette fille blonde qu’il a aimée éperdument. N’attendez cependant pas une chronique naturaliste où les considérations sociologiques tiendraient lieu de littérature. A part quelques notations éparses (une liaison avec une collègue identifiée comme « la danseuse », quelques réminiscences du passé, du spleen alcoolisé…) glissées çà et là pour donner un cadre, Le Cimetière des plaisirs déploie surtout une vision du monde profondément pessimiste. Un monde à la dérive, en train de s’unifier spectaculairement sous les coups de boutoir du libéralisme mondialisé et que Leroy s’emploie à disséquer à l’aide d’une langue acérée comme la lame d’un scalpel. Sous l’égide des grands auteurs d’aphorismes (La Rochefoucauld, Chamfort, Cioran, Perros et De Roux), il s’emploie, entre désespoir et rage révoltée, à traduire une certaine vision du monde derrière ses yeux jeunes mais déjà fatigués.

Dans sa préface, l’auteur souhaite que le lecteur trouve dans ce livre « une certaine qualité de tristesse et de silence ». Elle y est, mais on y trouve également une remarquable qualité de fatigue, « une fatigue teintée de chagrin et d’impatience devant la tuerie sociale répétée au quotidien, une fatigue dont on espère la fin pour retrouver la révolte, la colère ou le plaisir, une fatigue qui n’aurait pas dû avoir lieu. ». Pour ce jeune homme, cette séparation amoureuse dont il restera à jamais inconsolable devient l’essence même d’une séparation avec un monde honni. Par la suite, Jérôme Leroy deviendra ce chantre du « monde d’avant » mais en 1992, avant Internet et la vidéo-surveillance, il prend mesure de l’effondrement en cours : « Allo, ici Luther. Victoire totale. Stop. Ai remplacé prédication par caméscope. Stop. Plus de morsure hégélienne. Stop. Quelques convulsions illusoires mais fin de l’Histoire assurée. Stop. Sade en Pléiade, je répète, victoire totale. Stop. ». Aux auteurs cités plus haut, il faut donc ajouter l’ombre de Guy Debord dont certaines analyses (sur le « spectaculaire intégré ») irriguent le récit.

La force du Cimetière des plaisirs, lorsqu’on le découvre plus de 25 ans après sa rédaction, alors que le monde est allé encore beaucoup plus loin dans sa course folle, c’est son côté irrémédiablement irréconciliable. Il ne s’agit en aucun cas de soigner les plaies ou de les adoucir en attendant que le temps fasse son office : « Il est impossible d’aimer une seconde fois ce qu’on a véritablement cessé d’aimer » (La Rochefoucauld). Ce qui ressemble, n’est-ce pas ? à une balle dans la nuque. ». Dans cette œuvre de jeunesse, on sent déjà chez Leroy une volonté de rupture avec le monde, avec l’amour ou l’art (il dit en substance qu’il ne lira bientôt plus que des romans noirs et de la poésie). Pourtant, la beauté du livre vient également de sa manière d’éviter, malgré tout, une certaine complaisance nihiliste. Peut-être parce que, comme tout véritable révolté, Leroy porte en lui cette capacité d’empathie sur le genre humain. Pas nécessairement des illusions mais un regard tendre pour les collégiens aux mille nationalités qu’il côtoie quotidiennement, pour cette fatigue qu’il lit sur le visage de ses contemporains dans les transports en commun qui l’emmènent inlassablement sur les lieux de son travail…

Cette empathie, on la retrouve dans les poèmes de Nager vers la Norvège. Jérôme Leroy a vieilli, le « monde d’avant » semble désormais encore plus lointain et se confond avec les réminiscences de l’enfance et de sa jeunesse. La révolte est toujours là, contre ce monde qui n’a plus rien d’autre à nous offrir que l’UE, le numérique et les particules fines, mais le « communisme balnéaire » de l’auteur tend désormais à la fuite sur les chemins de traverse et un retour aux fondamentaux : les départementales, les paysages de la campagne française, les plages de Grèce, les rues de Lisbonne et Porto, l’amitié, le vin, les livres, surtout ceux des poètes comme Jean Follain ou Toulet. Les poèmes sont regroupés d’une manière qu’on pourrait qualifier de « thématique », tous imprégnés de ce lyrisme sombre et mélancolique cher à Leroy. Dans l’une de ces « sections », il exaltera les charmes de la France tout en précisant :

« Je ne suis pas français par le sang

évidemment

je suis français par une certaine aptitude à la mélancolie

par le goût de la distance

de la langue »

Dans d’autres, il se penchera sur le parfum de l’enfance, sur les plages et les épaules des jeunes filles insouciantes. Les thèmes abordés sont éternels (l’amour, l’amitié, le temps qui passe…) mais les vers libres de Leroy charrient toujours cette « qualité de tristesse » où se mêlent mélancolie, nostalgie et, souvent, une discrète touche d’humour désabusé. Tel Bruno Ganz dans le beau film de Tanner Dans la ville blanche, on déambule dans ces poèmes à la recherche d’un pays perdu : celui de l’enfance.

Et tous les regrets qui se dessinent dans Nager vers la Norvège, ceux des amours mortes ou manquées, des révolutions avortées, finissent par devenir les nôtres…

***

Le Cimetière des plaisirs (1992) de Jérôme Leroy

La table ronde, collection La petite vermillon, 2019

135 pages – 7,30 €

Nager vers la Norvège (2019) de Jérôme Leroy

La table ronde, 2019

212 pages – 16 €

En librairie depuis le 14 mars 2019

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A propos de Vincent ROUSSEL

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